jeudi 29 avril 2010

Conférence d'histoire du livre


École pratique des hautes études
(Section des Sciences historiques et philologiques)
Conférence d’Histoire et civilisation du livre

Année 2009-2010

La prochaine conférence aura lieu le lundi 3 mai 2010:
«Auteur, libraire-imprimeur : Étienne Dolet (2)»,
par Frédéric Barbier, directeur d’études

NB- La première conférence sur Étienne Dolet a eu lieu le lundi 15 mars 2010 (voir la présentation mise en ligne le 9 mars).
Sauf indication contraire, les conférences ont lieu à l’EPHE, en Sorbonne, escalier E, 1er étage. Elles sont ouvertes aux étudiants et auditeurs inscrits à l’EPHE.

NB. On consultera avec profit, sur Étienne Dolet, le site:
http://raphaele-mouren.enssib.fr/dolet

mercredi 28 avril 2010

En Hongrie (3)- Réforme catholique et Lumières

La grande salle de bibliothèque, sous les fresques représentant le concile de Trente
L’intégration de la Hongrie historique aux territoires des Habsbourg se renforce sous le règne de Marie-Thérèse, favorable à la contre-Réforme et à l’action des Jésuites. Les dynasties nobles ayant fait le choix de Vienne atteignent à une puissance et à une richesse très grandes, à l’image des princes Esterházy à Fertöd (Hongrie occidentale), puis à Eisenstadt (auj. Autriche). Les Esterházy possédaient aussi une bibliothèque de quelque 70 000 volumes, et leur rôle comme mécènes est resté célèbre, notamment dans le domaine de la musique.
Dans les pays reconquis sur les Turcs, le premier souci porte sur le repeuplement, puis sur la reconquête spirituelle. Un certain nombre de grands seigneurs se reconvertissent au catholicisme. D’autre part, les jésuites ouvrent des collèges dans le royaume, mais le rôle principal est tenu par les Piaristes : fondés par saint Joseph de Calasanz (†1648), ils ont pour vocation l’éducation et la formation des jeunes. L’ordre se développe en Italie et en Europe centrale, où il se fait le promoteur d’une éducation ouverte aux idées modernes et tout particulièrement soucieuse des pauvres.
Eger, sur les contreforts méridionaux du massif de Bükk, était un évêché dès le XIe siècle, mais la Réforme s’y propage au XVIe siècle, avant que la ville ne tombe aux mains des Turcs en 1596. Reprise par les Autrichiens en 1687, Eger retrouve son évêché (archevêché en 1802), et devient un centre de la Réforme catholique. C’est le comte-évêque Károly Esterházy qui entreprend en 1763 d’y élever un ambitieux établissement d’enseignement supérieur, pour lequel il brigue le statut d’université catholique.
Les livres condamnés sont précipités dans l'abîme
Dans l’aile sud du vaste quadrilatère, la bibliothèque est achevée en 1793 : elle compte alors plus de 20 000 titres, acquis sous la gestion du bibliothécaire József Büky. La salle sur deux niveaux possède un élégant mobilier de chêne (cf cliché). Vingt-quatre médaillons en bois sculpté et doré présentent les bustes d’un certain nombre d’auteurs ou de découvreurs dans les domaines de la religion (l’évangéliste Jean, l’apôtre Paul) ou des sciences (Christophe Colomb, Galilée, Copernic, etc.). Au plafond, le décor en trompe-l’œil date de 1778-1779 et illustre l’ouverture du concile de Trente (cf cliché). L’une des scènes représente le décret instituant la censure des livres.
Pour autant, Joseph II, empereur à partir de 1780, engage une politique éclairée dont la disposition peut-être la plus moderne est l’édit de Tolérance de 1781 (liberté religieuse, abolition de la censure, etc.) : la Bibliotheca Esterhaziana de Eger se caractérise par sa modernité dans les domaines scientifiques, et même par la présence dans les collections d’un certain nombre de titres théoriquement interdits, par exemple la Bible dans la traduction allemande de Luther (éd. Ratisbonne, 1756).
Si la crainte déclenchée par les événements de la Révolution française conduit bientôt à revenir sur les dispositions libérales de l’édit de Tolérance, l’intégration dans un empire habsbourgeois et catholique fait aussi problème : lorsque la bibliothèque du collège calviniste de Sárospatak est reconstruite par Mihály Pollack (1753-1835), le choix sera fait du style néo-classique, par opposition au rococo impérial (voir billet du 25 avril). Pollack a d’ailleurs aussi travaillé au château de Széchényi à Nagycenk, ainsi qu’au Musée national à Pest.
De sorte que, de la bibliothèque de Mathias Corvin à celles des magnats protestants, puis à la reconquête catholique, à la lutte pour le contrôle de l’empire et à la problématique de l’identité, les bibliothèques ont non seulement constitué de véritables arsenaux pour l’action, mais ont aussi toujours été très directement liées, sur le plan symbolique comme sur le plan pratique, à la représentation et à la lutte politiques en Hongrie à l’époque moderne.
À Budapest, le wagon-lits hongrois pour Munich, où nous attend le TGV pour Paris, où nous serons demain à midi.
Sur la Bibliotheca Esterhaziana, voir : Histoire du livre: Eger/Erlau (en allemand).
Sur la bibliothèque du collège réformé de Sárospatak : Histoire du livre: Sarospatak (en allemand).

Clichés : 1) Vue générale de la Bibliotheca Esterhaziana (Eger), fresques illustrant le concile de Trente; 2) Détail: le rayon divin détruit les livres censurés; 3) Après la Hongrie..., le départ de Budapest vers Munich et Paris (clichés © Frédéric Barbier).

lundi 26 avril 2010

Conférences d'histoire du livre

Communiqué par István Monok

Frédéric Barbier a főiskolán
A ma élő egyik legnagyobb könyvtörténész tart előadásokat a Bibliotheca Eszterhazyana termében, az Eszterházy Károly Főiskola meghívására.
Frédéric Barbier, a könyvtörténet talán leghíresebb francia művelője, számos tanulmány és könyv szerzője. A könyv története és A média története című műveit olasz, portugál, spanyol, görög, török, kínai és magyar nyelvre is lefordították. Párizsban és Drezdában könyvtörténeti doktori iskolát működtet. Ő maga germanista is.
„Barbier szemléletének központjában az összehasonlító tanulmányozás áll. Ő még igazi könyvtörténész, akit a történet maga is érdekel (hogy össze tudja hasonlítani az egyes területek jellegzetességeit). Szemléletének másik jellemzője az, hogy a könyv történetét a társadalmi kommunikációs rendszerek változásában mutatja be. Az ő kutatási területe elsősorban a XVIII-XIX. század, ott folytatja, ahol mestere Henri-Jean Martin abbahagyta, az ipari forradalomnál (ettől függetlenül részt vett a franciaországi ősnyomtatvány-katalógus összeállításában, több helytörténeti kötete is megjelent Valenciennes könyvtörténetéről).” (Monok István)

Frédéric Barbier előadásai:
2010. április 26. 10 óra
Szent Amand könyvtára a középkorban
2010. április 28. 10 óra
Étienne Dolet a szerző, a könyvárus és a nyomdász
Helyszín: Eszterházy Károly Főiskola - Bibliotheca Eszterhazyana (Eger, Eszterházy tér 1. I. emelet, 214.)
Az előadások nyelve francia, tolmács kíséretével.
Cf: http://www.ektf.hu/ujweb/index_en.php?page=35&nid=1750

dimanche 25 avril 2010

En Hongrie (2)- Livre, Réforme et politique

La défaite de Mohács, en 1526, marque la destruction du puissant royaume de Hongrie, entré dans une phase de désagrégation progressive depuis 1490 (voir billet du 22 avril). La lutte des prétendants à la couronne conduit à la prise de Buda par les Ottomans en 1541 et à la tripartition du pays : le centre est occupé par les Turcs, l’Ouest reste aux mains des Habsbourg, l’Est (la Transylvanie) devient une principauté vassale de Constantinople. Or, les développements de la crise religieuse en Europe ont des effets majeurs sur les territoires de l’ancien royaume. Les Habsbourg sont du côté du catholicisme, tandis que la Réforme se diffuse en Hongrie et que les Ottomans appliquent dans leurs nouveaux vilayets une politique religieuse tolérante. À côté du luthéranisme, le zwinglianisme et l'antitrinitarisme ont une grande influence vers l’est et en Transylvanie: les biens de l’Église catholique y sont sécularisés en 1551.
Ces événements touchent aussi en profondeur le monde de l’enseignement, des bibliothèques, et des livres en général. Nombre de grands seigneurs se convertissent en effet au protestantisme et organisent leurs résidences comme des centres de culture réformée, avec école, bibliothèque, éventuellement imprimerie, etc.: ainsi d’István Bánffy (1522-1568), de Boldizsár Batthyány (1537-1590), de György Thurzó (1567-1616), ou encore des Nádasdy à Sárvár.
Des collèges protestants sont d’autre part fondés dans les villes : Debrecen accueille le principal (1538), avec sa bibliothèque riche aujourd’hui de plus de 520 000 volumes.
Le travail éditorial se développe aussi, le plus bel exemple étant donné, grâce au soutien des Rákóczi, par Gáspár Károlyi, ancien étudiant à Wittenberg et pasteur à Gönc en 1563. Károlyi est le principal traducteur, à partir de la Bible genevoise de Robert Estienne (1557), de la Bible hongroise de Vizsoly, dont une première édition, peut-être incomplète, sort en 1589 et l’édition complète en 1590 (cf cliché). On a parlé d’un tirage initial de 700 à 800 exemplaires, mais 293 éditions et rééditions suivront dans toute l’Europe. Il est remarquable que ce travail ait été réalisé par un atelier typographique établi dans un village, Vizsoly, de la route de Cassovie (Košice / Kaschau), en Haute-Hongrie (cf cliché).
Dès lors que la Réforme progresse, l’opposition à Vienne prend une dimension à la fois politique et religieuse. Toujours en Haute-Hongrie, Sárospatak est la résidence des Perényi (à partir des années 1534), puis (1616) des Rákóczi. Le choix du calvinisme est peut-être fait en opposition à un luthéranisme assimilé à la tradition allemande.
György Rákóczi (1583-1648), un temps prince de Transylvanie, mène une action suivie dans le domaine de la culture et possède une riche bibliothèque personnelle, confiée à la direction d’István Tolnai. Par ailleurs, Sárospatak est une ville réformée, où les anciens étudiants de Wittenberg sont relativement nombreux et où un Collège luthérien (puis calviniste) est fondé dès 1531 dans les bâtiments de l'ancien monastère franciscain. Il est rapidement renommé, et Comenius lui-même y enseigne à partir de 1650 (on possède un règlement de 1621, et des statuts de 1656). Bien évidemment, le collège entretient en outre une bibliothèque elle aussi célèbre. Elle est enrichie de la bibliothèque Rákóczi en 1660.
Mais la seconde moitié du XVIIe siècle voit la montée en puissance des Habsbourg et le repli des Ottomans : les Autrichiens reprennent Buda en 1686-1687 et libèrent la Hongrie (traité de Karlowitz, 1699). Du coup, le royaume devient un pays d’émigration, notamment catholique, tandis que les empereurs développent une politique de reconquête religieuse et qu’ils se substituent au sultan comme suzerains de la Transylvanie.
Les Jésuites ouvrent un collège à Sárospatak, et le Collège réformé est évacué en 1672, les livres étant en partie envoyés à Debrecen, à Gyulafehérvár (Alba Julia), capitale de la Transylvanie, et à Marosvásárhely (Tirgu Mures). Un retour partiel des livres a lieu en 1686, mais le Collège doit à nouveau se replier à Gönc, puis à Cassovie. Même après le retour définitif à Sárospatak (1705), la bibliothèque doit pour l’essentiel reconstituer ses collections (cf cliché).
Le dernier prince de Transylvanie sera Ferenc II Rákóczi, dont la révolte contre Vienne (1703-1711) marque l’échec définitif de l’indépendance de la principauté. Le traité de Szatmár (Satu Mare, auj. Roumanie) reconnaît cependant une certaine liberté aux protestants dans le royaume.
Quant à Ferenc II, il doit se réfugier dans l’Empire ottoman, à Rodostó (Tekirdağ, sur la mer de Marmara), où il mourra en 1736: le retour de sa dépouille à Cassovie au début du XXe siècle sera l’occasion d’une série de manifestations commémoratives tout au long du trajet par chemin de fer. Dans l'immédiat, au XVIIIe siècle, le temps est à l'intégration de la Hongrie et de la Transylvanie dans les États des Habsbourg, et à la déconstruction des institutions culturelles réformées au profit de la reconquête catholique.

Clichés : 1) Le temple de Vizsoly ; 2) Page de titre de la Bible hongroise de 1590 ; 3) Bibliothèque de Sárospatak, reconstruite en style néo-classique (clichés FB).

Carte du royaume de Hongrie en 1815: Carte de Hongrie, 1815
Le protestantisme en Hongrie: Protestantisme en Hongrie

jeudi 22 avril 2010

En Hongrie (1)- La nation par le livre

La Hongrie constitue un exemple remarquable de nation pour laquelle le lien à l’écrit et à l’imprimé reste fondateur.
C’est à la fin du Moyen Âge l’un des royaumes les plus puissants, mais aussi des plus fragiles d’Europe face à la poussée ottomane. Après la chute de Constantinople (1453), la date majeure est celle de la tragique défaite de Mohács (1526), qui voit la mort du roi et d’un grand nombre de hauts feudataires et de prélats, et qui entraîne l’occupation de l’essentiel du pays par les Turcs.
Dans l’intervalle pourtant, Mátyás Hunyadi, plus connu sous son surnom de Mathias Corvin, avait entrepris avec succès de moderniser son royaume, de fonder une dynastie forte et stable et de faire de la Hongrie une des puissances majeures en Europe centrale. La culture des livres est essentielle dans ce schéma: la Bibliotheca Corviniana manifeste l’articulation entre l’État moderne en formation (l’absolutisme princier) et la figure du souverain comme prince des muses et des lettres.
Mathias commence à rassembler des manuscrits dans son château de Buda, et il passe des commandes, notamment à Florence, pour enrichir sa collection. Les Corvina sont célèbres pour la somptuosité de leur décoration peinte, réalisée en Italie ou dans un atelier spécialisé de la capitale hongroise. Pour autant qu’on puisse le savoir, la bibliothèque réunit les œuvres des Pères de l’Église et les grands auteurs de l’Antiquité gréco-latine, ainsi que des textes humanistes et des usuels du Moyen Âge. Emblématique de la culture nouvelle, elle jouit rapidement d’une grande renommée en Europe. L’imprimé en revanche y reste marginal, malgré le fait que la typographie s’implante à Buda dès 1473.

Malheureusement, dès la mort de Mathias (1490), l’affaiblissement de la monarchie s’accompagne de la progressive désagrégation de la Bibliothèque. Un certain nombre de volumes sont emportés par les savants et hauts fonctionnaires résidant à la cour. Pour finir, la prise de Buda par Soliman scelle le destin de l’ancienne collection royale: des manuscrits sont détruits, d’autres sont emportés à Constantinople, d’autres enfin restent à Buda. Mais le renom de la Corviniana est tel que les manuscrits passés en Occident entrent dans les plus grandes collections européennes: Vienne, Wolfenbüttel, Bruxelles, Florence, Paris ou encore Besançon, etc. Dans l’histoire nationale, le règne de Mathias est regardé comme l’âge d’or d’un pays en plein essor, mais qui a disparu une génération plus tard: la trajectoire de la Bibliothèque royale est strictement parallèle à celle de l’État, du triomphe à la quasi-disparition.
Même lorsqu'à partir de la fin du XVIIe siècle les Turcs abandonneront la Hongrie, le roi sera désormais l’empereur Habsbourg, à Vienne. La problématique évolue pourtant, sous l’influence des idéaux des Lumières et de l’intérêt à l’égard de la «patrie». Si la référence à la figure de Mathias reste constante, la modernisation est désormais prise en charge par la plus haute noblesse: ces «magnats» avaient par force dû se substituer à la monarchie disparue, et ils ont constitué eux-mêmes leurs «résidences» en des manières de pôles culturels, avec écoles et églises, imprimeries et bibliothèques, celles-ci parfois très importantes. Ce mouvement est encouragé par les empereurs éclairés, Marie-Thérèse et Joseph II.
Le comte Ferenc Széchényi (1754-1820) en prend la tête en constituant une riche bibliothèque personnelle pour laquelle il obtient en 1802 une autorisation impériale de la transformer en «Bibliothèque du royaume» (Bibliotheca Regnicolaris, la nuance est signifiante). Il s'agit d’une part de réunir un certain nombre de «monuments» de l’histoire et de la littérature hongroises (notamment livres en hongrois ou d’auteurs hongrois), et de constituer un fonds de titres récents utilisables pour la modernisation du pays. La Bibliothèque est accessible au public, et la loi de 1808 la constitue comme un département du nouveau Musée National – elle ne deviendra institution indépendante qu’en 1949.
En 1896, l’exposition du «Millénaire de la Hongrie» fait une large place au livre et à l’imprimerie. Une section installée au château de Vajdahunyad illustre l’histoire du livre en Hongrie, la Bibliothèque impériale de Vienne ayant même prêté trois Corvina. «Le livre est (…) directement perçu comme un élément absolument central du patrimoine national et de la construction de l’identité, tandis que la médiation des grandes familles et des collectionneurs [privés] est systématiquement soulignée». D’abord installée à Pest, la Bibliothèque nationale retrouve en 1985 le château de Buda, au-dessus du Danube. Dans son trésor, on compte trente-deux Corvina, et le programme de la Bibliotheca Corviniana Digitalis vise à reconstituer une Bibliotheca Corviniana virtuelle à partir de la numérisation des volumes dispersés à travers le monde.
De sorte que peu de nations voient leur destin et leur identité aussi étroitement liés à la tradition livresque que la Hongrie, et cela de la fin du Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui.

Clichés : 1) Budapest vu de la terrasse de la Bibliothèque nationale. En contre- bas, le Pont des chaînes, premier pont fixe sur le Danube, construit à l’initiative de Széchényi pour réunir les deux villes de Buda et de Pest ; 2) Vue de la colline de Buda dans le Liber chronicarum de Hartmann Schedel, 1493. Le palais royal couronne la colline au premier plan); 3) Le meuble-bureau du comte Széchényi au château de Nagycenk (Hongrie occidentale).

Note bibliographique
De Bibliotheca Corviniana. Les bibliothèques princières et la genèse de l’État moderne, Budapest, Országos Széchényi Könyvtár, 2009 («Supplementum Corvinianum», 2). Les différents articles de ce recueil donnent toute la bibliographie spécialisée.
Bibliotheca Corviniana Digitalis: Histoire du livre: la Coviniana (hongrois, anglais, italien).

dimanche 18 avril 2010

La ville des Mame


À Paris comme dans telle ou telle ville de province ou de l’étranger, le curieux rencontre ici et là des monuments, immeubles, statues, plaques commémoratives, monuments funéraires ou autres, liés au livre et aux gens du livre. En France, la ville de Tours n’échappe pas à la règle, grâce notamment à la maison Mame.
Venue d’Avignon, la famille Mame s’établit au XVIIIe siècle à Angers, mais c’est à Tours que la maison atteint un développement qui en fait, au XIXe siècle, une des premières entreprises de la branche dans le monde. Imprimeur et libraire de l’archevêque, Mame joue à fond la nouvelle carte de la rationalité industrielle. À côté de quelques titres spectaculaires (la Touraine illustrée par Gustave Doré, en 1865), la maison produit en masse des livres pour l’Église, paroissiens, etc., mais aussi une littérature «bien pensante» pour la jeunesse, livres scolaires et surtout livres d’étrennes présentés sous d’élégants cartonnages romantiques (en tête, la collection de la «Bibliothèque de la jeunesse»: cf cliché).
La grande usine Mame de Tours produit, en 1867, six millions de volumes par an, «chiffre auquel n'atteignaient point, il n'y a pas encore si longtemps, les presses réunies du monde entier…» Malheureusement, Tours est une ville relativement peu étendue, coincée entre la Loire et le Cher, et qui sera durement touchée lors des combats pour le contrôle de la Loire en 1940: parmi les immeubles rasés figurent la Bibliothèque municipale, mais aussi l’ancienne imprimerie Mame, plus tard reconstruite boulevard Preuilly.
Pourtant, la topographie urbaine rend compte aujourd’hui encore de la présence de la dynastie des grands imprimeurs-libraires dans la ville. Si l’ancienne usine a disparu, il n’en est pas de même de l’hôtel particulier d'Alfred Mame, aujourd’hui 19 rue Émile Zola. À quelques centaines de mètres de la cathédrale Saint-Gatien et de l’archevêché, l’ancien hôtel élevé en 1767 pour l’armateur nantais Lefebvre de Montfray (cf cliché) est acheté par Alfred Mame en 1872, qui le fait réaménager et y appose son monogramme au pignon de la façade principale –monogramme qui n’est pas sans faire penser à une marque d’imprimeur (cf cliché).

Tout différent est l’ensemble connu sous le nom de Cité Mame et établi sous le Second Empire un peu plus loin du centre, à l’ouest de la ville. Alfred Mame commande en effet à l’architecte Henri Racine soixante-deux maisons familiales indépendantes, élevées autour d’une place et destinées aux employés de la Maison. Cet ensemble existe toujours. Évitons pourtant les assimilations hâtives. Le paternalisme du grand industriel a certes une visée économique (il faut fixer la main d’œuvre) et renvoie à un modèle que l’on jugera quelque peu conservateur (il faut s’attacher la fidélité des ouvriers, favoriser la paix sociale et encourager un certain nombre de valeurs traditionnelles). Mais il correspond aussi à un véritable souci philanthropique: les loyers de la Cité Mame sont sensiblement inférieurs à la moyenne de l’époque, et le patron met en place un certain nombre de structures d’entraide et d’assurance, outre une boulangerie coopérative, etc. Les productions de Mame sont régulièrement distinguées lors des expositions universelles, mais Alfred Mame reçoit aussi, en 1867, un prix de 10000f. pour avoir créé un de ces «établissements modèles» rêvés par Napoléon III et «où règnent au plus haut degré l’harmonie sociale et le bien-être des ouvriers».

Le souvenir des Mame se rencontre encore ailleurs dans les environs de Tours: Alfred Mame constitue en effet autour de son château de Savonnières une des plus belles propriétés (400 ha!) du département. À Chanceaux en revanche, aux portes de Loches, nous sommes sur les terres des Schneider, fondateurs du Creusot: mais c'est là que, en 1904, Marie-Élisabeth Schneider épouse le jeune Armand Mame. Aujourd’hui, Chanceaux est connu pour accueillir chaque année la grande manifestation de la « Forêt des livres », manifestation dont l’organisateur, Gonzague Saint-Bris, descend lui-même des Mame.
Signalons pour finir le programme de recherche engagé depuis quelques années à Tours, sous la responsabilité de Cécile Boulaire: cf http://pagesperso-orange.fr/projet.mame, et http://mameetfils.hypotheses.org/.

(Clichés : 1) Médaillon aux initiales d’Alfred Mame ; 2) Hôtel Mame ; 3) Exemple de cartonnage sur un volume de la «Bibliothèque de la jeunesse». Clichés FB).

jeudi 15 avril 2010

Sébastien Gryphe

Quid novi ? Sébastien Gryphe, à l’occasion du 450e anniversaire de sa mort. Actes du colloque, 23 au 25 novembre 2006, Lyon-Villeurbanne, Bibliothèque municipale de Lyon, enssib,
sous la direction de Raphaële Mouren,
préface de Patrice Béghain,
Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2008,
535 p., ill., index nominum.

Cet ouvrage n'est pas tout à fait nouveau, mais il est utile de revenir sur sa publication. Nous évoquions en effet il y a peu la problématique de la commémoration et celle de l’émigration: nous les retrouvons toutes deux dans le cas de Sébastien Gryphe, originaire du Wurtemberg (il est né à Reutlingen en 1493), ayant un temps travaillé à Venise avant de venir à Lyon vers 1523 et de s’y établir durablement. Gryphe décède en 1556, de sorte que les historiens du livre pouvaient légitimement commémorer en 2006 l’anniversaire de la disparition du plus grand libraire imprimeur lyonnais du XVIe siècle, et revenir encore une fois sur cet «âge d’or» du livre imprimé lyonnais qui se refermera avec le déclenchement des Guerres de religion.
Sous la houlette de Raphaële Mouren, inspiratrice et organisatrice de la manifestation, dix-sept communications en français et en italien traitent de la plupart des facettes de l’activité de Gryphe. Parmi ces différents textes, les bibliographes apprécieront l’étude de Martine Furno sur le «Catalogue Gryphe» que Conrad Gesner a inséré dans ses Pandectes; Lyse Schwarzfuchs (qui vient de publier une bibliographie des éditions lyonnaises du XVIe siècle tout ou partie en hébreu) traite de l’hébreu chez Gryphe; les rapports de Gryphe avec Dolet et avec Rabelais sont envisagés respectivement par Jean-François Vallée et par Mireille Huchon. Une mention particulière sera faite du travail d’un groupe d’élèves conservateurs de l’Enssib qui ont systématiquement étudié deux années de la production de Gryphe (1538 et 1550): outre l’intérêt scientifique de leur apport, il est essentiel d’associer le plus possible les futurs conservateurs aux travaux de recherche relevant de leur domaine privilégié – le livre imprimé.
Deux communications s’attachaient en outre au statut des éditions de Gryphe auprès des collectionneurs bibliophiles des XVIIIe et XIXe siècles: Sophie Renaudin étudie le cas d’Antonio Magnani à Bologne, tandis qu’Yves Jocteur-Montrozier témoigne du long désintérêt des amateurs lyonnais pour celui qualifié pourtant de «prince des libraires» à l’époque de la Renaissance.
Au total, ce recueil constitue une somme précieuse, qui prendra place dans les titres fondamentaux consacrés à l’histoire du livre et à l’histoire de Lyon à l’époque de la Renaissance.
Deux remarques plus problématiques, pour finir.
Il existe, à Lyon, une rue Sébastien Gryphe, rue sans beaucoup d’âme du quartier de La Guillotière et dont Yves Jocteur-Montrozier nous apprend au passage (p. 438) qu’elle n’a été «baptisée» que tardivement, en 1879. Il y a seulement quelques années, une conversation de hasard avec des habitants de cette rue même nous a montré qu’ils ne savaient absolument rien du personnage auquel ils devaient leur adresse...
Quant au rôle de Lyon comme l’une des capitales internationales de la «librairie», il a pratiquement disparu dans la seconde moitié du XVIe siècle pour ne jamais réellement revenir. L’édition est aujourd’hui en France l’une des plus concentrées du monde, sur le plan économique (avec la constitution progressive des grands conglomérats éditoriaux), mais aussi géographique (avec la réunion dans la capitale de la plupart des maisons «qui comptent»).
Il resterait à Lyon à dépasser dans le domaine des activités de l’imprimé, voire des médias, le stade de l’incantation rétrospective, même savante, pour reconquérir une place pour laquelle sa taille et sa situation géographique la qualifient autant sinon plus que ses voisines d’Italie du Nord ou de Suisse. Mais ce n’est pas là le rôle des historiens, fussent-ils historiens du livre…

mardi 13 avril 2010

Conférence d'histoire du livre

Vendredi 16 avril 2010, 14h-16h
Quatrième séance du séminaire "Langues, livres, lecteurs".

Les almanachs français imprimés en Allemagne, 1700-1815: genres, éditeurs, structures, par Monsieur Hans-Jürgen Lüsebrink, professeur à l'Université de Sarrebruck

Hans-Jürgen Lüsebrink est titulaire de la chaire d'étude des Langues romanes et communication interculturelle à l'Université de Sarrebruck. Il a publié récemment:
Kulturtransfer im Epochenumbruch. Frankreich/Deutschland 1770-1815
(Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1996, 2 vol.), ouvrage en collaboration;
Les Lectures du peuple en Europe et dans les Amériques (XVII-XXe siècle) (Bruxelles, Editions Complexe, 2003), ouvrage en collaboration;
Transferts culturels entre l’Europe et l’Amérique du Nord aux XVIIIe et XIXe siècles. Circulation des savoirs, réappropriations formelles, réécritures (numéro thématique de la revue Tangence (Québec), 2003, n° 72, p. 5-110);
Interkulturelle Kommunikation. Interaktion – Kulturtransfer – Fremdwahrnehmung (Stuttgart/Weimar, Metzler-Verlag, 2005, nouv. éd. revue et augmentée, 2008.
Il est l'un des responsables de l'édition critique de:
Guillaume-Thomas Raynal, Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes, Édition critique (Ferney-Voltaire, Centre International d’Étude du XVIIIe siècle). Le premier volume vient de sortir.

Le séminaire se tient dans la salle de réunion de l'Institut d'histoire moderne et contemporaine, École normale supérieure, 45 rue d'Ulm, 75005 Paris (01 44 32 31 52). Entrée libre dans la limite des places disponibles.

Informations sur le séminaire:
http://www.ihmc.ens.fr/Langues-livres-lecteurs-le.html

jeudi 8 avril 2010

Journée d'études sur Photographie et Patrimoine

PATRIMOINE PHOTOGRAPHIÉ, PATRIMOINE PHOTOGRAPHIQUE

Journée d’étude organisée par l’équipe HISTARA (EPHE) avec le soutien de l’INHA

Lundi 12 avril 2010
Auditorium de la Galerie Colbert, INHA,
6, rue des Petits Champs et 2, rue Vivienne, 75002- Paris
(entrée libre dans la limite des places disponibles)

La photographie, comme tout la notion de patrimoine, sont des filles du XIXe siècle. Le procédé technique permettant de fixer une image obtenue par un procédé optique est inventé alors que se développe dans toute l’Europe une nouvelle conscience patrimoniale et que s’institutionnalisent des politiques de préservation de l’héritage du passé. Lors de la révélation du procédé photographique en 1839, le député François Arago, dans son discours à la Chambre des députés du 3 juillet, insistait sur les facultés documentaires du procédé qui intéressent l’archéologie et l’inventaire des richesses artistiques. L’image photographique devint ainsi dès l’origine un outil privilégié de représentation du patrimoine, qu’il soit architectural, sculptural, ou plus tard pictural. Entre les premières expériences romaines des photographes du Cafe Greco, ou la Mission héliographique de 1851, commandée par la Commission des Monuments Historiques, et les enquêtes photographiques de l’Inventaire Général du Patrimoine Culturel initié par André Malraux, d’innombrables campagnes de prises de vue ont ainsi contribué à reconnaître, identifier et répertorier les monuments historiques et les collections des musées.
Mais la photographie n’a pas uniquement un intérêt documentaire, elle est aussi par elle-même une forme d’expression artistique. Des travaux d’Atget sur le vieux Paris aux typologies des Becher sur les structures industrielles, la photographie du patrimoine s’est affirmée depuis longtemps comme un domaine spécifique de la scène photographique. Ces dernières décennies, à mesure que la photographie comme art a gagné une reconnaissance institutionnelle, les collections photographiques anciennes ou plus récentes ont acquis une dimension patrimoniale. Cette mise en abîme de l’objet patrimonial dans l’œuvre photographique se retrouve au cœur du travail de photographes contemporains, comme par exemple Thomas Struth dans les Museums Photographs. Ce double statut de document et d’œuvre, ce double intérêt historique et pour l’histoire, incite à écrire une histoire croisée du medium et de ce qu’il représente.
Cette journée d’étude organisée par l’École pratique des Hautes Études, avec le soutien de l’Institut national d’histoire de l’art, se propose de croiser les différentes questions soulevées par la photographie du patrimoine, dans sa pratique et dans ses usages, à travers l’histoire de la photographie. Le programme est conçu autour de deux questions, « La mise en scène du patrimoine, la photographie comme outil de l’inventaire » et « La mise en abîme du patrimoine, la photographie comme objet de l’inventaire ». Les interventions se répartissent en deux sessions consacrées respectivement aux représentations du paysage monumental et de l’architecture et aux représentations de la sculpture.

Sous la présidence de Lucien Clergue
9h. Mot d’accueil
Antoinette Le Normand-Romain, Directeur général de l’INHA
Jean-Claude Waquet, Président de l’EPHE
9h15 Présentation
François Queyrel, Directeur d’études à l’EPHE, Directeur de l’équipe de recherche HISTARA
Jean-Philippe Garric, Conseiller scientifique à l’INHA pour l’histoire de l’architecture
Raphaële Bertho, Doctorante en Histoire de la photographie, laboratoire HISTARA, EPHE
9h30 Ouverture
Lucien Clergue, membre de l’Institut

PREMIERE SESSION : LA PHOTOGRAPHIE DU PATRIMOINE MUSEAL
Modération: Anne Cartier-Bresson, Conservatrice générale, Atelier de Restauration et de Conservation des Photographies de la Ville de Paris
10h Histoire et fortune photographique d'une œuvre d'art : le cas du Laocoon du Vatican
Maria-Francesca Bonetti, Responsable des collections photographiques de l’Istituto Nazionale per la Grafica, Rome
10h30 Le troisième œilLorenzo Scaramella, Photographe d’art, Professeur d’histoire des techniques photographiques, Directeur d’étude à l’Istituto Mythos, Rome.
11h Pause
11h30 Sculptures antiques et photographies à Constantinople : le Nouveau Mendel
Anne-Laure Pierre, Responsable des collections photographiques, dessins et cartons verts, Bibliothèque de l'Institut national d'histoire de l'art
Marc Bui, Professeur des universités, Directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études
François Queyrel, Directeur d’études en Archéologie grecque à l’École pratique des Hautes Études
12h15 D'Émile Espérandieu au Nouvel Espérandieu : un patrimoine dans la tourmente
de la technologie
Danièle Terrer, Ingénieur Hors classe, CNRS, Centre Camille Jullian, UMR 6573

SECONDE SESSION : LA PHOTOGRAPHIE DU PATRIMOINE ARCHITECTURAL
Modération: Jean-Philippe Garric, Conseiller scientifique à l’INHA pour l’histoire de l’architecture
14h30 La Pratique photographique des ingénieurs des Ponts et Chaussées et la construction du Paris moderne
M. Sean Weiss, Doctorant en Histoire de l’art à The City University of New York, Boursier Kress de l’Institut national d’histoire de l’art
15h Le patrimoine de la Renaissance et la photographie comme outil entre inventaire et historiographie sous la Troisième République
Antonio Brucculeri, Maître assistant en Histoires et Cultures Architecturales à l’École nationale supérieure d’Architecture et du Paysage de Bordeaux, Chercheur associé à l’équipe HISTARA
15h30 Pause
16h The « Archivio dello spazio” (The Archive of Space): point of departure, point of arrival
Roberta Valtorta, Directrice scientifique au Museo Fotografia Contemporanea de Cinisello Balsamo-Milano
16h 30 L’industrie devenue patrimoine, enfin photographiée
Jean-François Belhoste, Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, Membre de la Commission du Vieux Paris, Membre de l’équipe HISTARA
17h De la photographie des monuments et richesses artistiques de la France à la photographie du patrimoine culturel : l’expérience de l’Inventaire général
Arlette Auduc, Conservatrice en chef du patrimoine, Chef du service Patrimoines et Inventaire, Région Île-de-France

(Communication de Raphaële Bertho, organisatrice de la journée d'études. Raphaële Bertho est doctorante en histoire de la photographie (EPHE Paris / TU Dresde), chargée de cours à l'Université de Paris III et lauréate de la Bourse Louis Roederer de la Bibliothèque nationale de France).

mercredi 7 avril 2010

Conférence d'histoire du livre


École pratique des hautes études, IVe section
Conférence d'histoire et civilisation du livre

La prochaine conférence aura lieu le lundi 12 avril 2010
Corporations du livre, vie des ateliers et main d’œuvre typographique sous l’Ancien Régime (3)
par
Monsieur Jean Dominique Mellot,
conservateur en chef à la Bibliothèque nationale de France

La conférence d'Histoire et civilisation du livre a lieu tous les lundis à l'École pratique des hautes études, en Sorbonne, de 16h à 18h (escalier E, 1er étage, Salle Gaston Paris).
La conférence est ouverte aux étudiants et auditeurs inscrits à l'EPHE.

lundi 5 avril 2010

Encore l'émigration

Il y a quelques jours, nous avons évoqué des émigrés, imprimeurs et libraires ayant quitté la France pour Genève au XVIe siècle. Et voici qu’au hasard d’une promenade en Cotentin nous retrouvons d’autres émigrés, mais pour lesquels les raisons ayant poussé au départ sont bien différentes : c'est en effet pour échapper à la misère qu'ils ont quitté leurs villages au XVIIIe siècle, et que plusieurs d'entre eux se sont notamment lancés dans les professions du livre à travers toute l’Europe à la fin de l’Ancien Régime.
Les amateurs d'histoire du livre (et surtout les spécialistes de la librairie des Lumières) connaissent bien les noms de ces petites localités des deux cantons actuels de Saint-Malo-de-la-Lande et surtout de Saint-Sauveur-Lendelin, sur la côte occidentale de la péninsule, au nord et au nord-ouest de Coutances. Outre les deux chefs-lieux de canton actuels, les anciennes paroisses de Geffosses, de Montsurvent et de Muneville-le-Bingard, entre autres, sont en effet la patrie de nombre de colporteurs, dont plusieurs ont fait souche et se sont établis comme libraires à part entière, non seulement en France, mais aussi dans les pays allemands ou encore en Italie (un exemple ici).
Après les travaux de Laurence Fontaine sur le colportage de librairie et ceux de Jean-Dominique Mellot sur le livre rouennais sous l'Ancien Régime, la prosopographie des "hommes du livre" français du XVIIIe siècle, aujourd'hui poursuivie à l'Institut d'histoire moderne et contemporaine (CNRS), permet de mieux prendre l'ampleur d'un phénomène inattendu, et d'éclairer un certain nombre des ces filiations: parmi les noms les plus connus, citons les Bance, Hébert, Quesnel, Mallet, Blaisot, Giard, Fontaine (plus tard à Mannheim), Leroux (plus tard à Mayence) et bien d'autres - parmi lesquels Esnault et Rapilly, établis dans la capitale à l'enseigne de "la ville de Coutances", ou encore, peut-être, une personnalité aussi emblématique que Lebreton...
Il reste à comprendre pourquoi et comment des hommes issus d'une géographie plutôt périphérique et peu favorable, ont réussi à s'imposer à la tête d'une profession parmi les plus fermées du temps, et qui supposait en principe un minimum de formation intellectuelle. Parmi les causes relevant de l'environnement général et susceptibles de pousser au départ, on pourra en souligner tout particulièrement deux. D'abord, la démographie d'ensemble du département : le Cotentin était une région relativement peuplée (par ex. plus de 600000 habitants au milieu du XIXe siècle, contre 480000 aujourd'hui). L'émigration s'impose dès lors comme une nécessité, comme le souligne l'État statistique de l'élection de Coutances en 1727. Cette obligation est renforcée par la médiocrité des terres: la région est un pays de landes, et la densité y est faible en dehors des bourgs principaux.
Note bibliographique
- Frédéric Barbier [et al.], Lumières du Nord. Imprimeurs, libraires et "gens du livre" dans le Nord au XVIIIe siècle (1701-1789), Genève, Droz, 2002.

- Pierre Casselle, "Les marchands d'estampes parisiens d'origine cotentinoise à la fin de l'Ancien Régime", dans Bulletin d'histoire moderne et contemporaine [du CTHS], n° 11, 1978, p. 75-93.
- Laurence Fontaine, Histoire du colportage en Europe, XVe-XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1993.
- Sabine Juratic [et al.], Dictionnaire des imprimeurs, libraires et gens du livre à Paris, 1701-1789. A-C, Genève, Droz, 2007.

Cliché ci-dessus : l'église de Muneville-le-Bingard a conservé, au début du XXIe siècle, tout le charme très simple d'une petite église rurale. On peut imaginer que certains de nos personnages sont venus y prier, voici maintenant plus de deux siècles. Les patronymes de leurs familles se rencontrent encore dans le cimetière du village, et dans ceux des communes voisines (cliché FB).

vendredi 2 avril 2010

A Genève


L'aller et retour Paris-Genève se fait facilement par le train dans la journée, et donne la possibilité, après avoir déposé le manuscrit de Histoire et civilisation du livre (6) et s'être entretenu d'un certain nombre de choses avec l'éditeur, de parcourir encore une fois les rues de la vieille ville, éventuellement de faire un saut à la Bibliothèque ou au Musée d'Art et d'Histoire, ou encore, si le temps s'y prête (ce qui était le cas hier), de rester un moment sur les bords du lac.
Il est intéressant d'observer la trajectoire de Genève du point de vue de l'histoire du livre : la vieille cité impériale et épiscopale reste longtemps menacée par ses voisins les ducs de Savoie, et elle n'a évidemment pas, au XVe siècle, la puissance de sa voisine lyonnaise. L'imprimerie y apparaît d'ailleurs plus tardivement, en 1478, et on connaît "seulement" une centaine de titres incunables imprimés à Genève (dont une proportion notable de "romans" en français, ce qui est un indicateur significatif de la conjoncture de la branche).

La fortune de Genève dans le domaine du livre lui est apportée par la conjoncture nouvelle qui est celle du XVIe siècle : non pas tant le passage lui-même de la ville à la Réforme, encore moins une liberté de pensée qui n'existait pas dans la "Rome protestante" de Calvin, que la fonction de ville refuge qu'elle acquiert auprès de nombre personnalités qui doivent quitter la France pour se mettre à l'abri.
Les "Placards" de 1534 marquent en effet dans le royaume un premier paroxysme de la crise politico-religieuse : certains intellectuels, libraires, imprimeurs et autres, soupçonnés de pencher vers la Réforme, se réfugient, pour un temps ou de façon définitive, à l'étranger, et ce mouvement se continuera en s'amplifiant pendant une génération.
Le regretté Albert Labarre nous rappelle, dans les "Mélanges Pierre Aquilon", que "le livre des habitants de Genève de 1549 à 1560 mentionne (...) quelque cent trente réfugiés venus de France et appartenant aux métiers du livre, les plus célèbres étant les imprimeurs parisiens Robert Estienne et Conrad Bade, reçus en 1550".
Cinq siècles plus tard, nous sommes toujours sur la route de Genève, non pas pour des raisons politiques ni religieuses, mais pour y rencontrer... un éditeur.
Clichés : 1) Vue de la vieille ville, avec la cathédrale Saint-Pierre, église protestante depuis 1536. En arrière-plan, les sommets du Jura encore enneigés. 2) La porte de la Librairie Droz,"livres d'érudition" (http://www.droz.org/siteDroz/index.php) (clichés FB).