mercredi 29 septembre 2010

Société de cour et exemplarité typographique: Giambattista Bodoni

Nous étions, à Marburg, dans le petit monde des cours d’Ancien Régime lorsque nous parlions notamment des almanachs de la cour ou du prince (dont celui qui leur sert sans doute de prototype, l’Almanach royal de d’Houry et de ses successeurs), nous ne le quittons en découvrant le superbe volume consacré par Andrea de Pasquale, directeur de la Bibliotheca Palatina de Parme, aux collections de la fonderie Bodoni conservées par cet établissement.
Parme n’est pas une capitale ancienne de l’imprimerie ni de la librairie. Mais lorsque le duché de Parme et de Plaisance, jusque-là aux Farnèse, passe en 1731 aux Bourbons d’Espagne (Bourbon-Parme), ceux-ci vont le transformer en un État très prospère gouverné selon les principes du despotisme éclairé. Il s’agit de faire parallèlement du prince un prince des arts et des lettres: sur le modèle français, la résidence de Parme s’enrichit en quelques années d’une pléiade d’institutions et de fondations voulues par le duc Charles de Bourbon, que seconde le ministre Léon Guillaume du Tillot. Le livre et les arts du livre occupent une place clé dans ce dispositif.
On crée donc à Parme une Académie des Beaux-Arts, on réorganise l’université, on lance une gazette (la Gazzetta di Parma), on développe le théâtre et l’opéra, on entreprend des fouilles archéologiques… Surtout, en 1761, c’est la fondation de la nouvelle Bibliotheca Palatina, confiée au Théatin Paolo Maria Paciaudi et installée dans une aile du palais de la Pilotta. La Bibliothèque sera inaugurée par le duc, en présence de Joseph II, en mai 1769. Le palais abritera aussi l’imprimerie ducale, confiée quant à elle en 1768 à une personnalité d’exception, le Piémontais Giambattista Bodoni, né en 1740 et qui a fait ses classes comme typographe à l’imprimerie polyglotte de la Congrégation De Propaganda Fide à Rome.
Comme à Paris, l’Imprimerie du souverain s’insère dans un programme articulant la gloire du prince, la construction de l’État éclairé et la rationalité politique: elle sera à la fois imprimerie administrative, mais aussi imprimerie savante et surtout imprimerie de prestige, en mesure de donner de spectaculaires travaux de représentation. Après avoir commandé ses premières fontes typographiques chez Fournier à Paris, Bodoni inaugure une extraordinaire carrière de dessinateur, graveur et fondeur de caractères. À partir de 1771, les livres publiés à Parme avec les nouveaux caractères de Bodoni font par leur perfection la gloire de l’atelier et sont très vite recherchés des principaux amateurs, notamment en Angleterre.
L’esthétique typographique de Bodoni se distingue par son extrême dépouillement néo-classique: verticalité, présence d’empattements très fins et parfaitement horizontaux, largeur constante des hastes, perfection des proportions et contraste marqué entre les pleins et les déliés. Cette dernière caractéristique suppose une excellente qualité d’impression: Bodoni fabrique aussi son encre d’imprimerie, il attache une grande attention au choix des papiers et il apporte des améliorations ponctuelles à la presse typographique. Dans la mise en page, la lisibilité prime: le premier rôle est donné aux blancs, avec de grandes marges, des espaces interlinéaires plus larges et des blancs marqués pour séparer les mots. L’esthétique est celle du blanc et noir, fondée sur le seul équilibre typographique (le dessin du caractère et l’équilibre du texte). Le caractère Bodoni est progressivement développé jusqu’en 1798, et il connaît un très grand succès, tant en Italie qu’à travers toute l’Europe. Devenu, à côté du Didot, le caractère moderne par excellence et inscrit dans une chronologie bien spécifique de l’histoire de la typographie et de l’histoire politique, le Bodoni est, dans le même temps marqué par son intemporalité : il est le reflet d’une époque pour laquelle le monde est clôturé par une raison qui se définit avant tout comme une raison graphique – autrement dit, construite et appuyée sur la typographie et sur les produits de la typographie, les livres.
Mais revenons à Parme. Nous savions que le Palais de la Pilotta abritait un Musée Bodoni, présentant dans une disposition quelque peu surannée une remarquable collection d’imprimés, ainsi que des caractères et du matériel provenant de l’ancienne Stamperia reale. Nous ne savions pas que pratiquement tout le matériel de Bodoni avait été conservé à Parme – non seulement les différentes fontes créées par lui, mais aussi le matériel servant à leur fabrication et à leur emploi. Andrea de Pasquale a exhumé cet ensemble unique, il en a systématiquement identifié les différentes pièces (en les rapprochant de celles figurant sur les planches de l’Encyclopédie), et il en a établi un catalogue-inventaire. La Biblioteca Palatina conserve aussi l’essentiel des archives de Bodoni, dont, par exemple, un extraordinaire ensemble de jeux d’épreuves corrigées par lui-même.
Le somptueux volume qui vient de sortir (Andrea de Pasquale, La Fucina dei caratteri di Giambattista Bodoni, Parma, MUP, 2010, 124 p. ("Mirabilia Palatina", 3)) donne une idée précise des richesses ainsi exhumées, et qui imposent d’ores et déjà Parme comme l’un des passages obligés parmi les plus grands musées européens consacrés à l’histoire du livre, à côté du Musée Plantin à Anvers, du Gutenberg Museum à Mayence, et du Musée de l’imprimerie à Lyon.
Table des matières de l'ouvrage:
- Le collezioni bodoniane della Biblioteca palatina di Parma
- Il disegno dei caratteri: studi e modelli
- I punzioni: fabbricazione e rifinitura
- Le matrici: fabbricazione e rifinitura
- I caratteri: fabbricazione e rifinitura
- Caratteri di legno: fabbricazione e utilizzo
- Campioni di caratteri
- Fonti e bibliografia.
Voir aussi, parmi une bibliographie considérable:
Notizie e documenti per una storia della Biblioteca Palatibna di Parma..., Parma, Biblioteca Palatina, 1962.
Parma, città d'Europa. Le memorie del padre Paolo Maria Paciaudi sulla Biblioteca Parmense, Parma, Museo Bodoniano, 2008.
Frédéric Barbier, "Bodoni, Parme et le néo-classique", dans Antike als Konzept. Lesarten in Kunst, Literatur und Politik, dir. Gernot Kamecke, Bruno Klein, Jürgen Müller, Berlin, Lukas Verlag, 2009, p. 224-238.
Andrea de Pasquale, «La Formazione della Regia Biblioteca di Parma», dans Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, 2009, 5, 297-316.

Clichés: 1) Couverture du volume; 2) Le Palais de la Pilotta; 3) Galerie du Musée Bodoni; 4) Pour le plaisir: l’admirable coupole du Baptistère de la cathédrale de Parme (clichés F. Barbier).

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