vendredi 11 novembre 2011

Histoire du livre: Strasbourg, 1840

La question de l'invention de l'imprimerie en caractères mobiles avait depuis le XVIIIe siècle été agitée en Alsace, où l'on insistait sur les titres de Strasbourg à prétendre au premier rang face à ses concurrentes, notamment Mayence. Le jubilé est traditionnellement fêté à la quarantième année de chaque siècle, mais, en France, à l'approche de 1840, les autorités s'inquiètent de voir la commémoration donner une tribune à l'opposition libérale.
Mayence avait inauguré dès 1836 son propre monument à Gutenberg —manière habile de prétendre à l'antériorité de l'invention mayençaise (dès lors située en 1436) sur ses concurrentes, tandis que le Comité créé à cet effet dans la capitale de l'Alsace ne parvient pas à réunir des fonds suffisants pour passer commande de la statue prévue à David d'Angers. Sa réorganisation, en 1839, en fait un organe dominé par les libéraux, parmi lesquels on remarque particulièrement l’imprimeur Gustave Silbermann. Un comité parisien se forme aussi, avec Jacques Laffite et sous la présidence de Lamartine. Enfin, l'aide du National est acquise. Dès lors, l'entreprise rencontre un indiscutable succès. Les dons s'accumulent, plus de cinquante villes françaises tiendront à participer financièrement aux «Fêtes de Gutenberg», outre des associations privées —dont, à Paris, la toute nouvelle Société des gens de lettres.
Dans la première quinzaine de juin 1840, les délégations étrangères commencent à arriver à Strasbourg, ainsi que celles de Paris et de Lyon, parmi lesquelles les éditeurs Alcan aîné, Baillière, Crapelet, Lenormand, et d’autres. Le 24, le coup d'envoi des fêtes est donné par l'inauguration de la statue de Gutenberg, place du Marché-aux-herbes (aujourd'hui place... Gutenberg), et par la frappe d’une médaille commémorative. Le cortège est conduit par les imprimeurs et libraires strasbourgeois, suivis des députations des autres villes de France et de l'étranger —on remarque spécialement les délégués de Rio-de-Janeiro.
Au pied du monument, des ouvriers impriment un hymne composé pour la circonstance par Louis Levrault, tandis que les discours se succèdent, pour la plupart émaillés de références aux «ténèbres» que l'invention de Gutenberg a permis de faire reculer, et à la Révolution démocratique de 1789:
«Arrière les ténèbres, arrière, la superstition et le despotisme! Voici venir l'ère des lumières et de la liberté (…). Strasbourg (…) devait offrir cette image révérée au respect, à l'admiration publique, comme le type de l'affranchissement humain, comme le symbole éternel du grand triomphe qui a été si longtemps, si obstinément, disputé, mais qu'a rendu définitif notre immortelle Révolution de 1789…» 
De toutes parts, mais surtout du côté des libéraux, les Fêtes de Gutenberg seront regardées comme une réussite accomplie. Blanqui les salue, dans le Courrier français, par un article insistant à la fois sur le grand succès populaire qu'elles ont constitué («il y avait cent mille personnes»), sur le fait que, du coup, les Fêtes «n'ont pas coûté un centime à la ville», et sur l'ordre parfait qui a régné au cours de ces trois jours: l'argumentation implicite insiste sur la maturité politique du «peuple», entendons du plus grand nombre, et donc sur l'inadaptation d'un système politique fondée sur la richesse, voire sur les dangers qu'il fait paradoxalement courir à l’ordre public.
Mais, dans Le Siècle, Auguste Luchet donne aussi aux Fêtes une dimension nationaliste, à travers la concurrence entre Strasbourg et Mayence (jusqu'à David d'Angers, présenté comme meilleur artiste que le danois Thorwaldsen, auquel Mayence avait fait appel), tout en insistant sur l'ancienneté des rapports entre l'Alsace et la civilisation de l'écrit et du livre:
«Il était peut–être donné à la seule ville de Strasbourg de fêter dignement la mémoire de l'inventeur de l'imprimerie, elle, cette belle tête de l'Alsace, province où il est plus rare de rencontrer quelqu'un qui ne sache pas lire qu'il est commun dans les autres de s'affliger de l'ignorance du plus grand nombre». On reconnaît dans ces derniers mots un thème qui sera particulièrement mis à contribution après la défaite de 1870.

(Clichés: 1- La statue de David d'Angers, place Gutenberg; 2- Détail du socle: l'imprimerie émancipatrice de l'humanité; 3- Difficile de venir à Strasbourg sans admirer la cathédrale, ici le soir, dans l'axe de la rue Mercière). 

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