mardi 30 octobre 2012

Exposition et catalogue sur le livre arménien

La commémoration, en 2012, du cinquième centenaire de l’imprimerie en arménien est l’occasion de plusieurs publications et manifestations scientifiques, parmi lesquelles l’exposition présentée par la Bibliothèque Mazarine occupe l’une des premières places –le catalogue vient d’en être publié, sous forme d’un très élégant volume:
Le Livre arménien de la Renaissance aux Lumières: une culture en diaspora, dir. Mikaël Nikanian, Yann Sordet,
Paris, Bibliothèque Mazarine & Éditions des Cendres, 2012,
189 p., ill. ISBN 979 10 90853 02 7 et 978 2 86742 203 4.

Dans sa Préface, Yann Sordet, directeur de la Bibliothèque Mazarine, rappelle que, si la production manuscrite arménienne est «abondante et brillante», l’essor de la production imprimée dans cette langue se heurte à des difficultés matérielles qui expliquent la relative modestie de ses débuts: il se pose, d’une part, la question des caractères typographiques, puisque l’arménien a un alphabet spécifique, pour lequel la gravure et la fonte supposent des investissements lourds. Cet impératif est rendu plus contraignant encore par la difficulté de rentabiliser ces investissements, dans un marché quantitativement limité, et surtout très dispersé. Moins d’une vingtaine d’éditions en arménien sont connues pour le XVIe siècle, sortant de presses de Venise, de Rome ou de Constantinople.
Le XVIIe siècle est marqué par un certain essor, surtout grâce aux imprimeurs d’Amsterdam à partir de 1658 (mais Paris joue aussi un rôle, avec Antoine Vitré). Le XVIIIe siècle est dominé quant à lui par la production de Constantinople, où la communauté arménienne compte alors quelque 80 000 membres, où est implanté le patriarcat, et où une vingtaine d’ateliers spécialisés sont connus. Dans le même temps, les Mékhitaristes de S. Lazzaro s’attachent à publier les textes des classiques. Les premières presses ayant fonctionné en Arménie «historique» apparaissent enfin à Etchmiadzin dans la décennie 1770.
Yann Sordet poursuit en présentant le fonds arménien de la Bibliothèque Mazarine, lequel, «bien que modeste en volume (…), comprend des exemplaires remarquables, pour certains jamais encore décrits, [et] qui témoignent par leurs provenances de la présence du livre arménien dans les grandes bibliothèques princières, conventuelles ou savantes de l’Ancien Régime» (plusieurs exemplaires présentés à l'exposition sont prêtés par d’autres établissemens, la Bibliothèque de l’Institut et surtout la BULAC, ou par des particuliers).
Ce tableau général nécessairement bref est précisé par deux contributions particulièrement précieuses: Jean-Pierre Mahé, membre de l’Institut, fait le point sur «La piété de Yakob, premier imprimeur arménien», connu par cinq ouvrages publiés à Venise en 1512-1514. Mikaël Nikanian, conservateur à la Bibliothèque nationale de France, donne ensuite un article «De la Renaissance aux Lumières: les origines du livre arménien (1512-1800)». Le lecteur francophone dispose ainsi, avec ces trois contributions, d’un tableau d’ensemble de l’édition arménienne d’Ancien Régime, tableau proposé par les meilleurs spécialistes à ce jour.
Le catalogue des pièces exposées s’ouvre par le premier livre imprimé en arménien, le [Saint livre du vendredi], dont l’exemplaire vient de Mazarin. Ajoutons que nous approuvons pleinement le principe d’avoir limité le nombre des pièces à quarante-neuf, ce qui permet au visiteur de les découvrir plus précisément, et ce qui permet aussi de leur consacrer des notices plus longues et systématiquement illustrées. Le catalogue est suivi d’une bibliographie (p. 183-185) et d’un index nominum (avec cependant une entrée à «Paris»).

dimanche 28 octobre 2012

L'infosphère, de Paris... à La Charité-sur-Loire

Un des représentants, comme nous l'avons dit, de ces «libraires érudits» chers à Henri-Jean Martin et dont le modèle est notamment illustré, en France, par les noms de Debure et de Brunet, Née de La Rochelle nous permet aussi de revenir sur le concept d’«infosphère» évoqué dans un récent billet. Si Née quitte en effet Paris –et la librairie– en 1793, c’est, sans doute, pour échapper aux difficultés d’un commerce désorganisé par les événements révolutionnaires, voire pour se mettre lui-même à l’abri des troubles. Mais c’est aussi, n’en doutons pas, pour se rapprocher d’un modèle de vie rêvée qui ne pouvait qu’être familier à un ancien élève des collèges parisiens, abreuvé de culture classique. Le passage célèbre de Virgile, avec son allusion aux discordes armées, ne peut que faire penser à la situation de la France révolutionnaire:
O fortunatos nimium, sua si bona norint,
Agricolas! Quibus ipsa procul discordibus armis
Fundit humo facilem uictum iustissima tellus.
À la campagne, le Parisien rêve de se livrer à l’otium des Anciens, dans le cas de Née de La Rochelle un loisir érudit qui n’exclut pas, toujours selon le modèle romain, l’engagement dans les charges publiques… Malgré ce qui apparaît plutôt comme une clause de style, la biographie du libraire publiée en préface du catalogue de sa bibliothèque laisse à entendre que ce programme a été effectivement rempli:
En s’éloignant de la capitale, en se dérobant aux dérangemens du commerce, on se promet ordinairement plus de loisir et de liberté; c’est communément une erreur, et M. Née ne fut pas longtemps à le reconnaître: la surveillance d’une exploitation rurale, les soins de l’administration municipale à laquelle il ne put refuser de prendre part, et enfin les devoirs de la justice de paix qu’il accepta, lui prirent bientôt une partie importante de son temps. Son zèle cependant ne fut pas ralenti, et tous les instans que lui laissaient ces nouvelles servitudes, il les consacrait à ses travaux de prédilection. Pour remplacer le secours des bibliothèques publiques dont il s’était privé en quittant Paris, il s’était entouré d’une collection nombreuse, riche surtout en histoire littéraire et en bibliographie.
De fait, les difficultés pratiques sont évidemment là: ni la petite ville de La Charité, et encore moins le domaine que Née possède à la campagne, ne bénéficient des richesses bibliographiques que pouvait offrir la capitale. En l’an XII, le libraire se lance dans la préparation d’un Éloge de Gutenberg, pour répondre à un concours ouvert par la Société des arts et des sciences de Mayence. L’ouvrage ne paraîtra effectivement que des années plus tard, comme partie d’un futur travail sur les grands noms ayant illustré l’imprimerie –Gutenberg, Alde Manuce, Étienne Dolet…:
Éloge historique de Jean Gensfleisch dit Guttenberg, premier inventeur de l’art typographique à Mayence. Par M. J.-F. Née de la Rochelle, juge de paix à La Charité sur Loire, A Paris, chez D. Colas, imprimeur-libraire, rue du Vieux-Colombier, n° 21, faubourg St.-Germain, 1811, 8°, [4-]VI-158 p., ill.
L’«Éloge historique» lui-même se subdivise en trois parties: 1) une introduction, qui nous semble plutôt correspondre à un modèle rhétorique (p. 1-18); 2) une partie historique, appuyée sur des lectures référencées dans les notes infrapaginales, et dans laquelle l’auteur reprend et discute les connaissances relatives à Gutenberg (p. 19-98); 3) les notices de quatorze éditions attribuées à l’atelier de Gutenberg, pour laquelle il a pu examiner lui-même un certain nombre d’exemplaires conservés (p. 99-148). Le volume se termine par les pièces justificatives («Actes qui peuvent servir de preuves à l’éloge historique de J. Guttenberg», p. 149-158). Et Née de La Rochelle, dont nous apprenons au passage qu’il suit l’actualité dans la presse périodique (le Publiciste) explique dans l’«Avertissement» comment il a profité d’un voyage à Paris pour enrichir de manière décisive son information, notamment pour sa troisième partie :
L’envie me prit de me placer sur les rangs pour disputer [le prix]. Sans doute l’entreprise était difficile pour un homme éloigné de Mayence, berceau de l’imprimerie, et des grandes bibliothèques de la capitale, où l’on peut comparer les premiers monumens de l’art, les discuter à son aise, où l’on trouve enfin les livres de bibliographie les plus utiles dans ce genre de travail. J’eus alors l’occasion de faire un voyage à Paris et de voir à la bibliothèque impériale, dans celles de Sainte-Geneviève et du collège de Mazarin quelques unes de ces premières éditions. Je fis des notes, je pris des extraits, et, muni de ces ressources jointes à quelques livres de bibliographie que je possède, je revins dans ma province et je composais un Éloge de Guttenberg
Ajoutons que le catalogue de la bibliothèque de notre savant libraire mériterait certes de faire l’objet d’un étude plus détaillée: il nous donne une idée des connaissances linguistiques de Née de La Rochelle, avec ses titres en français, bien évidemment en latin, mais aussi en italien et, plus rarement, en allemand et en anglais. Il présente un certain nombre d’éditions des classiques latins –dont les Géorgiques citées plus haut– et une très belle section de bibliographie et d’histoire du livre répartie en plusieurs sous-sections:
1) Typographie, vie des imprimeurs célèbres (n° 2233-2256);
2) Des livres et de la bibliographie en général (n° 2257-2273);
3) Bibliographies générales (n° 2274-2293);
4) Bibliographies particulières: XVe siècle (n° 2294-2313), Spécialités (n° 2314-2353), Monographies (n° 2354-2358);
5) Catalogues de bibliothèques publiques et particulières et de manuscrits (n° 2359-2404);
6) Mélanges bibliographiques (n° 2405-2409).
Née a évidemment constitué sa collection très largement au fil de son travail de libraire, par exemple pour le remarquable groupe que constituent les catalogues de ventes. Nul doute qu’il ne s’agisse là, très probablement, du plus bel ensemble de titres spécialisés dans la région à l’époque, surtout si nous considérons que certains numéros du catalogue peuvent réunir quatre ou cinq titres différents!

vendredi 26 octobre 2012

Un homme du livre... Née de La Rochelle (3)

Née de La Rochelle correspond bien au modèle de ce que l’on appelait naguère un polygraphe: il rédige un grand nombre de pièces de littérature et d’histoire (dont la notice biographique fournit le détail, y compris pour les pièces non publiées). Il donne en 1786 une adaptation théâtrale de Clarisse Harlowe, il publie dix ans plus tard Les Fredaines du diable, ou Recueil de morceaux épars pour servir à l'histoire du diable et de ses suppôts 1797), et il rédige encore, en 1813, un long roman mythologique inspiré de la Grèce antique (Médée, roman mythologique en XXVIII livres, pour servir à la connaissance du siècle héroïque qui a précédé le siège de Troie). Il a publié en 1803 chez Bidault les trois volumes du Guide de l’histoire à l’usage de la jeunesse et des personnes qui veulent la lire avec fruit et l’écrire avec succès,…commencé par M. D…, avocat, auteur de l’Histoire des naufrages, continué et mis à jour par J. F. Née de la Rochelle, ci-devant libraire à Paris.
Mais ce qui nous intéresse bien sûr plus particulièrement, c’est le travail de Née comme historien du livre et comme bibliographe. A côté d’un certain nombre de catalogues de vente sortis dans les années 1780, nous nous arrêterons sur un livre de jeunesse, la Vie d’Etienne Dolet, que le jeune libraire publie en 1779: Née de la Rochelle, Vie d’Étienne Dolet, imprimeur à Lyon dans le XVIe siècle, avec une notice des libraires & imprimeurs auteurs que l’on a pu découvrir jusqu’à ce jour, Paris, Goguée et Née de la Rochelle, 1779 (imprimerie Demonville).
Vie d'Etienne Dolet, dans l'exemplaire de la Bibliothèque "Abbé Grégoire" de Blois
Il s’agit, pour lui, de défendre la liberté de pensée, en présentant la biographie d'une figure emblématique, celle d'Etienne Dolet: Je vais essayer de défendre un imprimeur François contre les ennemis de ses talens & de dissiper les nuages qu’une haine industrieuse avoit répandus sur sa réputation (…). Le canevas de cet ouvrage ne m’appartient pas exclusivement, & j’avoue que j’ai fait usage des recherches de M. Maittaire. Il a employé plus de cent pages de ses Annales Typographiques à parler de Dolet…
Dans le même temps, cette «défense» (le mot n'est certes pas anodin) est une défense raisonnée et érudite, qui s’appuie sur une recherche bibliographique large, comme le montrent la référence à Maittaire, mais aussi la table: après l’Avertissement, la «Vie de Dolet» occupe les p. 1-79, puis vient la «Notice des ouvrages de Dolet» (p. 80-146). La fin du volume est consacrée à la «Notice des libraires et imprimeurs auteurs» (p. 147-202), aux errata (3 p. [n. c.]), enfin, à l’Approbation et au Privilège (3 p. [n. c.]).
Le travail de Née de La Rochelle s'inscrit clairement dans une conjoncture intellectuelle favorable aux réformes et à la tolérance, mais il est aussi celui d’un érudit et d'un praticien du livre: d’une part, l'auteur donne des descriptions bibliographiques précises des éditions qu’il catalogue; d’autre part, il fait systématiquement appel à la bibliographie spécialisée, notamment Nicéron, David Clément et Maittaire, Du Verdier, le Supplément au Dictionnaire de Moréri (par l’abbé Gouget), Prosper Marchand (cf. p. 140), mais aussi les catalogues de ventes (Debure), sans oublier le Catalogue de la Bibliothèque du Roi. Enfin, il examine lui-même les exemplaires des ouvrages même les plus rares: par ex., pour les Orationes duae in Tholosam, Née remarque que Nicéron n’a pas pu consulter d’exemplaire et il ajoute que lui-même a vu celui «de M. Beaucousin  [Christophe Jean-François B], avocat au Parlement de Paris, bien connu par son amour pour les lettres & pour ceux qui les cultivent», p. 83). De même, pour le recueil de poésies latines, Carminum libri IV (Lyon, 1538):
Les bibliographes qui ont parlé de ce volume ne sont pas tout à fait exacts: c’est pourquoi je vais en donner la description sur l’exemplaire de la Bibliothèque du Roi. Il m’a été communiqué par M. l’abbé Désaunays, garde des livres imprimés de cette riche Bibliothèque: & je me fais un devoir de lui en témoigner ici toute ma gratitude (p. 93).
Dans un autre cas (L’Avant-naissance), le livre est prêté par le grand libraire érudit Debure: M. Debure fils aîné, qui fait à Paris le commerce de livres rares à la place de M. Debure le jeune, son cousin, m’a obligeamment prêté ce volume, lequel n’a en tout que trente-deux pages imprimées (p. 100). Née suggère d’ailleurs au passage une correction à la Bibliographie instructive (v. aussi la p. 103).
Se prêter des livres, ou les offrir en consultation dans une grande bibliothèque, sont bien des pratiques à la base de la sociabilité éclairée de la fin de l’Ancien Régime. Au passage, le savant libraire souligne tout l’intérêt qu’il y a à consulter soi-même des exemplaires des ouvrages que l’on décrit. Au passage encore, il nous rappelle de quelle position privilégiée jouissait Debure au sein de ce petit monde de libraires, de bibliographes et de bibliothécaires, de savants et de collectionneurs souvent très avertis.
Le rôle du libraire comme membre à part entière de la République des lettres est encore davantage mis en exergue par Née dans la deuxième partie de son livre sur Dolet, et qui constitue comme le prolongement naturel de la bio-bibliographie de celui-ci: il s’agit d’une «Notice des libraires et imprimeurs auteurs que l’on a pu découvrir jusqu’à ce jour», dans laquelle l’auteur présente près de trois cents professionnels du livre ayant, à un moment ou à un autre, rédigé et publié eux-mêmes. Sabine Juratic a étudié ce texte, dont il existe une continuation manuscrite jusqu’à la fin des années 1820: il se rapproche du modèle allemand alors systématiquement mis en œuvre par les libraires de Leipzig (le libraire est un expert et un savant, et surtout celui par le travail duquel le marché du livre peut exister, donc la «littérature» se faire). Il semble en revanche bien éloigné de l’image classique d’un professionnel raillé, en France, par Sébastien Mercier: pour notre bourgeois parisien, les libraires ne sont-ils pas ceux qui «se promènent tous les jours au milieu d’une foule de bons livres qu’ils n’ont jamais ouverts»?

dimanche 21 octobre 2012

Un homme du livre... Née de La Rochelle (2)

Descendant de cette ancienne famille de notables et de gens de robe du Nivernais que nous avons présentée et dont certains ont eu des prétentions littéraires, le jeune Jean-François Née de la Rochelle est né à Paris le 9 novembre 1751. L’enfant aurait sans doute été destiné à une carrière juridique mais, après la mort de son père (1756), sa mère, Anne, se remarie avec l’un de ses cousins, le libraire parisien Jean-Baptiste Gogué, installé depuis 1761 quai des Augustins, puis rue du Hurepoix. Les Gogué sont eux aussi liés à la robe, puisque le père, lui aussi Jean-Baptiste, était commis au greffe de la Grand’Chambre du Parlement de Paris.
Gogué fait donner à l’enfant une éducation très complète, et, plus tard, ce sera naturellement chez lui que le jeune homme effectuera son apprentissage. Reçu libraire le 31 décembre 1773, Née de La Rochelle est d’abord associé à son beau-père, puis lui succède en 1786. Il est surtout connu de ses confrères comme tenant boutique de librairie ancienne (entendons, la librairie d’occasion et d’antiquariat), mais il édite aussi, et il écrit lui-même –nous y reviendrons. Il aurait été libraire de l’Université de Paris, de la Cour, des Économats de l’administration royale, et du Mont-de-Piété. Il exercera jusqu’en 1793, année où il cède son commerce à Jacques Simon Merlin, jusque là avoué en province. Nous restons dans cette logique de l'endogamie qui caractérise la librairie d’Ancien Régime, puisque Merlin avait épousé la sœur de Jean-François, Edmée Louise Née de La Rochelle: nous les retrouvons, en 1799, rue du Hurepoix.
À quarante ans à peine, notre ancien libraire retourne alors au «pays», certainement par goût personnel, certainement aussi pour échapper aux troubles qui parcourent alors la capitale. Il s’installe 10 quai Neuf de Loire à La Charité-s/Loire, acquiert des terres dans le plat-pays, et se consacre à la vie d’un notable de province dont les goûts intellectuels sont reconnus. «Agent de la commune», puis «président de la municipalité [du] canton et membre du Conseil d’arrondissement de Cosne», il est nommé en 1806 juge de paix à La Charité.
Son activité à ce poste semble pourtant l’occuper assez peu, et les reproches s’accumulent, au point qu’une enquête policière est diligentée. Les conclusions en sont bien peu favorables:
«[le juge] passait son temps en dehors de la Charité, où il ne se rendait que le samedi soir, [il] tenait son audience le lundi et repartait le même jour dans l’après-midi pour ne revenir qu’à la fin de la semaine». Selon l'habitude d’un officier d’Ancien Régime, Née estime sa charge à 20000f., et souhaite la céder à son greffier, à défaut à un tiers. Si son équité est reconnue, on regrette qu’il n’hésite pas à accepter toutes sortes de cadeaux. Un second rapport établi par le parquet de Cosne le 23 janvier 1827 est suffisamment défavorable pour qu’il soit mis en congé dès le 17 février. Pour couper court au scandale, le procureur du Roi s’emploie à obtenir sa démission, et aucune pension de retraite ne lui sera allouée. En 1823, le magistrat jouissait d’une honnête aisance, avec un revenu annuel de l’ordre de 3000 ll. (ce qui suppose une fortune de quelque 60.000 ll., sa charge lui rapportant moins de 1000 f.).
Née décèdera à La Charité le 16 février 1838: c’est à l’occasion de son acte de décès que nous apprenons qu’il était veuf d’une certaine Marie-Madeleine Foy. Les témoins venus déclarer le décès sont représentatifs du petit monde des notables balzaciens de province –le percepteur et le notaire. Née de la Rochelle ne laissant pas d’enfants, son héritier universel et exécuteur testamentaire est son neveu, le libraire parisien Romain Merlin. Celui-ci aura simplement à effectuer plusieurs legs: 300 f. à l’hospice, une rente viagère et des legs à des amis ou parents de La Charité ou de Clamecy.
La bibliothèque personnelle de Née de La Rochelle est vendue chez Silvestre le 14 janvier 1839, et le catalogue publié à cette occasion comprend une notice bio-bibliographique sur notre ancien libraire. La bibliothèque représente quant à elle 2452 notices, dont certains manuscrits. Figure en définitive bien caractéristique de son époque, Née de La Rochelle est surtout connu comme l’un des premiers «libraires érudits», et comme l’auteur notamment d’un certain nombre de travaux d’histoire du livre et de bibliographie. Nous y reviendrons dans un prochain billet.
Catalogue des livres de feu M. Née de La Rochelle…, Paris, R. Merlin, 1839. La Notice bio-bibliographique est reprise dans Romain Merlin, «Histoire littéraire: les bibliographes français, II. Née de La Rochelle (1)», dans
Revue bibliographique. Journal de bibliologie, d'histoire littéraire, d'imprimerie et de librairie, 1ère année, n° 1, Paris, Au bureau de la Revue bibliographique, 1839, p. 261-269 (ces deux titres sont disponibles sur Google Books).

mardi 16 octobre 2012

Un homme du livre... Née de La Rochelle (1)

La place de l’imprimé dans l’idéologie des Lumières françaises a fait l’objet d’études fondamentales depuis les travaux de Daniel Mornet. La fin de l’Ancien Régime est caractérisée par l’émergence de la catégorie de «bibliographie», alias la science des livres, laquelle est la science des sciences (on pense à un Gabriel Peignot). De manière logique, les «bibliographes» se recruteront parmi les professionnels du livre: un certain nombre d’ecclésiastiques en charge de grandes bibliothèques, mais aussi des libraires, des polygraphes, des historiens, etc. Nous les retrouverons sous la Révolution, actifs dans le domaine plus proprement politique (avec les figures de l’abbé Grégoire, ou encore de Daunou), tandis que d’autres sont surtout présents lorsqu’il s’agit des bibliothèques (ainsi du Père Laire, bibliothécaire de l’École centrale de Besançon).
Mais arrêtons-nous un instant sur la présence des libraires. À côté des Debure et de Barrois aîné,, nous rencontrons une personnalité à la fois connue et méconnue, Jean-François Née de La Rochelle. Son parcours familial illustre avec pertinence les voies d’une ascension sociale qui combine catégories d’Ancien Régime (le choix de la robe, la clientèle des grands personnages) et innovations (la préférence pour les lettres, et pour les «capacités»).
Nous sommes en effet, avec les Née, en Bourgogne (plus précisément, en Nivernais), où l’ancêtre, Pierre Née, est juge à Druye-les-Belles-Fontaines (auj. Nièvre). C’est un milieu de petits robins de province, qui se constituent d’honnêtes fortune tout en s’efforçant d’intégrer la noblesse. François Née (1654-1710) est lieutenant de l’élection de Clamecy. Son fils aîné, François Née de Durville (1689-1734), prend sa succession, et épouse, en 1719, Jeanne Despatys (dite Despatys de Courteilles), fille du seigneur de Courteilless, lui-même «grenetier du grenier à sel de Clamecy».
Le cadet, Jean-Baptiste Née de la Rochelle, né en 1692, vient à Paris pour faire son droit, et pénètre dans l’entourage du comte de Charolais, petit-fils de Louis XIV. Il se livre à la littérature de «récréation», non sans un certain succès: en 1712, Née rédige l’Amour du Roi pour ses peuples, «sujet proposé par l’Académie française et dont le prix lui fut adjugé». Peu après, il remporte les Jeux floraux de Toulouse, avec une pièce Sur le pouvoir de l’Amour. Le jeune homme devient le protégé de Louise Anne de Bourbon, dite «Melle de Charolais». Née de la Rochelle lui dédie le roman de La Duchesse de Capoue: nouvelle italienne : il s’agit d’exposer de manière agréable le sujet d’un tableau présenté dans la Galerie du Luxembourg, et qui «avait excité la curiosité de Melle de Charolais». Le roman sera publié par Prault à Paris en 1732.
Dans la même veine, il donnera successivement Le Maréchal de Boucicault, nouvelle historique (Paris, D. Beugnie, 1714), puis Le Czar Démétrius: histoire moscovite (Paris, Prault, 1715) –un témoignage de l’engouement pour la Russie, que la politique de Pierre le Grand a fait connaître en Occident. Vie mondaine, «libertinage» et raffinements littéraires et artistiques: nous sommes réellement bien au cœur de cette époque de la «crise de conscience européenne» qui introduit aux Lumières.
Le comte de Charolais souhaitait emmener son familier et ami en Italie, mais Née est ruiné par les spéculations de Law, et il doit revenir à Clamecy. Il est très vraisemblable que c’est à lui que son frère fait allusion lorsqu’il écrit, en 1719:
Je fus obligé de faire un voyage (…) pour seconder un de nos amis qui nous avoit intéressez dans les actions qui rouloient alors, et où il auroit infailliblement péri sans le mouvement que je me donnay pour le faire défaire avec avantage des actions qu’il avoit prises (…). Ce proffit tourna dans la suite à ma perte par le discrédit total des billets de banque que je ne pus jamais placer, de manière que (…) j’en avois pour six mille quelques cents livres…
Obligé d’adopter un «style de vie» bien différent de celui de sa brillante jeunesse parisienne, Jean-Baptiste Née devient, apparemment sans trop de difficultés ni de regrets, subdélégué de l’intendant d’Orléans, et surtout, selon le modèle des «Lumières provinciales», il se livre à une érudition régionale de grande qualité. Il est notamment l’auteur des Mémoires pour servir à l’histoire du Nivernais et du Donziois (Paris, Moreau frères, Huart et Moreau fils, 1747) et de Commentaires sur la coutume du bailliage et comté d’Auxerre… (Paris, C.J.B. Bauche, 1749). Il décèdera à Clamecy le 24 décembre 1772 (à suivre).

vendredi 12 octobre 2012

Histoire du livre et problématique de la censure

La question de la censure est omniprésente en histoire du livre, notamment depuis le milieu du XVe siècle et l’invention de la typographie en caractères mobiles: le système de la «librairie d’Ancien Régime» voit s’imposer, en France, le contrôle par l’administration royale, au contraire de ce qui se passe, par exemple, en Espagne. La logique est encore différente dans la géographie de la Réforme. S’agissant de la France, Daniel Roche écrit avec justesse, dans le tome II de l’Histoire de l’édition française:
L’université et surtout la Sorbonne, a perdu le monopole de la surveillance que lui avait délégué François Ier, par suite de la création des censeurs royaux (1623) et quand le Code Michaud (1629) a transféré au chancelier et à ses commissaires le droit de regard sur l’imprimerie (…). Seuls les livres de théologie et de piété sont soumis à une double autorisation, celle des autorités ecclésiastiques [et] celle des censeurs royaux. Dès la seconde moitié du XVIIe siècle, la mécanique du contrôle est laïcisée [peut-être aurait-il mieux valu écrire «sécularisée»?].
Pour autant, la censure ne concerne pas le seul monde «marchand» des imprimeries et des librairies: les bibliothèques aussi y sont soumises, et cela d’autant plus qu’elles seront ouvertes à un public élargi. On pourrait croire que cette problématique date du XVIIIe siècle, il n’en est rien: la question de la «lecture pour tous» hante, par définition, les partisans de la Réforme (elle se pose même antérieurement, comme le montre l’exemple du Narrenschiff). Rappelons ici que la bibliothèque de la nouvelle Haute école de Eger, en Hongrie, est décorée de fresques représentant le concile de Trente et, en particulier, le décret sur la censure...
La Révolution de la fin du XVIIIe siècle marque bien évidemment, pour l’historien du livre et des bibliothèques, un temps où la problématique de la lecture pour tous se pose réellement au premier plan, surtout en France, et où elle influe de manière très profonde le devenir des bibliothèques.
Notons, d'abord, que le changement de conjoncture est plus large: la «seconde révolution du livre», voit en effet se développer trois phénomènes fondamentaux, qui bouleversent radicalement l’économie de la branche (après l’invention de la typographie en caractères mobiles). Le principe de la participation, puis de la démocratie, s’impose peu à peu dans le monde occidental (même si sa mise en œuvre est l’enjeu de luttes politiques très longues), et il entraîne l’obligation pour chacun de pouvoir s’informer, donc de savoir et de pouvoir lire. Ensuite, l’instruction publique qui va se généraliser est à l’origine d’un marché de masse, celui du manuel scolaire, tandis que l’alphabétisation élargie dynamise au premier chef la presse périodique et la littérature générale –les romans, mais aussi la littérature pour les enfants, voire bientôt d’autres secteurs comme ceux des livres de voyage, des manuels de vulgarisation, etc. Interviennent enfin l’industrialisation des techniques de production et la réorganisation du système de distribution, grâce notamment à la révolution des transports et des communications: l’accroissement des tirages permet d’engager la course à la baisse du prix moyen des livres, et à l’élargissement progressif du public des lecteurs.
Le censeur... et ses grands ciseaux, dans l'"Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux", Nodier, 1830.
Mais revenons aux bibliothèques. La question de l’Index influe certains aspects de leur gestion, qu’il s’agisse des achats de volumes ou de leur mise à disposition pour les lecteurs. Sur le premier point, voici l’exemple des Oratoriens de Beaune, qui possèdent une bibliothèque, pour laquelle ils souscrivent à l’Encyclopédie. Pourtant, ils interrompront la série au tome VII, à la suite de la condamnation de l’article consacré par d’Alembert à «Genève». Sur le second point, pensons aux procédés divers par lesquels les livres considérés comme possiblement dangereux ou inappropriés sont rendus plus ou moins indisponibles: les élèves des collèges d’Ancien Régime n’ont généralement pas accès à la bibliothèque, réservée aux professeurs; ailleurs (y compris dans les monastères), les livres interdits sont rangés dans une armoire fermée; ailleurs encore, on les indique comme tels dans les catalogues (comme à Saint-Vincent du Mans); récemment enfin, on réserve à certaines catégories une section particulière, comme l’«Enfer» pour les Erotica: il faut, pour y avoir accès, disposer d'autorisations spéciales. Dans La Bibliothèque, Monstrelet donne la parole aux livres de l’Enfer, qui se plaignent d’être emprisonnés:
Voix de l’Enfer. (L’Enfer est cette partie de la Bibliothèque qui contient les auteurs licencieux.) Ouvrez-nous les portes! Ouvrez-nous! Nous voulons aller passer nos vacances chez la Fillion, chez la Pâris, chez la Massé! Holà! Qu’on nous serve des coulis, des pastilles, des truffes, des diabolini, des liqueurs des îles, et qu’on nous ramène dans le boudoir d’Eliante-Cottyto!
Cette problématique est loin de disparaître à une époque plus récente. Pour nous limiter à deux exemples: la censure est toujours à l’œuvre, lorsque, en 1928, D. H. Lawrence doit publier en Italie son roman Lady’s Chatterley’s Lover (L’Amant de lady Chatterley). Une génération plus tard, l’éditeur D. H. Lane est attaqué en justice pour sortir ce même texte dans sa célèbre collection «Penguin» de livres de poche.
Quant à notre second exemple, il ne relève pas de la censure de contenu, mais il est peut-être encore d'autant plus pernicieux qu'il se répand plus largement dans le monde des collections patrimoniales contemporaines: s’il est normal de protéger des documents fragiles, manuscrits exceptionnels, exemplaires figurant dans des reliures particulièrement précieuses, etc., il l’est moins de refuser la communication de tel ou tel type d’ouvrages à un lecteur qui le souhaiterait, voire de la refuser systématiquement pour tout livre qui serait disponible sous une forme numérique. Le livre ancien n’est pas (ou pas encore…) un objet de musée, que l’on consulte sur un écran et que l’on regarde à travers une vitrine.
Nous nous rappelons de la formule-choc d’un collègue, directeur général d’une très importante bibliothèque nationale européenne, et qui parlait d’un livre rarissime conservé dans une reliure précieuse: «Un livre que tu ne peux pas ouvrir, tu peux le jeter». Bref, c’est peu de dire que, en nos début du XXIe siècle, le débat sur les conditions de l'accessibilité aux collections anciennes reste ouvert.

mardi 9 octobre 2012

Calendrier des conférences, École pratique des Hautes Études, année 2012-2013

 
École pratique des hautes études,
IVe Section (Sciences historiques et philologiques)
Conférence d’Histoire et civilisation du livre

Calendrier des conférences pour l’année universitaire 2012-2013

Monsieur Frédéric Barbier, directeur d’études, directeur de recherche au CNRS (IHMC/ ENS Ulm): «Histoire des bibliothèques»
Madame Emmanuelle Chapron, maître de conférences à l’université de Provence, chargée de conférences à l'EPHE
Monsieur Jean-Dominique Mellot, conservateur général à la Bibliothèque nationale de France

2012
Lundi 12 novembre Ouverture de la conférence, par Monsieur Frédéric Barbier, directeur d’études: Les livres pour tous aux XVIIIe et XIXe siècles (1)
Lundi 19 novembre pas de conférence: mission du directeur d’études
Lundi 26 novembre pas de conférence: mission du directeur d’études
Lundi 3 décembre Les livres pour tous aux XVIIIe et XIXe siècles (2), par Monsieur Frédéric Barbier
Lundi 10 décembre Le chanoine Schmid: un corpus transnational, par Monsieur Frédéric Barbier
Lundi 17 décembre Prêter des livres à toutes et à tous: l'inventivité des bibliothèques des Amis de l'Instruction (1861-1914), par Madame Agnès Sandras, conservateur à la Bibliothèque nationale de France
Lundi 24 décembre pas de conférence: vacances de Noël
Lundi 31 décembre pas de conférence: vacances de Noël

2013
Lundi 7 janvier Des objets... et des livres. La tradition des Musées et les bibliothèques, des origines à l'époque moderne (1) , par Monsieur Frédéric Barbier
Lundi 14 janvier Des objets... et des livres. La tradition des Musées et les bibliothèques, des origines à l'époque moderne (2), par Monsieur Frédéric Barbier
Lundi 21 janvier Introduction à l’histoire du livre au Brésil, par Monsieur Frédéric Barbier
Lundi 28 janvier Corporations du livre, vie des ateliers et main-d'œuvre typographique sous l'Ancien Régime (1), par Monsieur Jean-Dominique Mellot, conservateur général à la Bibliothèque nationale de France
Lundi 4 février La «librairie» brésilienne: d’une économie coloniale à la problématique «transnationale» contemporaine (XVIe–début du XXe siècle) (1), par Madame Marisa Midori De Aecto, professeur à l’université de São Paolo
Lundi 11 février La «librairie» brésilienne: d’une économie coloniale à la problématique «transnationale» contemporaine (XVIe–début du XXe siècle) (2), par Madame Marisa Midori De Aecto
Lundi 18 février Les almanachs en langue française dans l'aire culturelle germanophone 1700-1830 - éditeurs, formes éditoriales, transferts, par Monsieur Hans Jürgen Lüsebrink, professeur à l'université de Sarrebruck, directeur d'études invité étranger (2010-2011)
Lundi 25 février La «librairie» brésilienne: d’une économie coloniale à la problématique «transnationale» contemporaine (XVIe–début du XXe siècle) (4), par Madame Marisa Midori De Aecto 
Mardi 26 février Le Nouveau Monde (et le Brésil) dans les collections d'une grande bibliothèque, par Madame Marisa Midori De Aecto et Monsieur Frédéric Barbier (cette séance sur inscription se déroulera à la Bibliothèque Mazarine, à partir de 14h30)
Lundi 4 mars pas de conférence: vacances d’hiver
Lundi 11 mars Antoine Alexandre Barbier, bibliothécaire de l'Empereur, par Monsieur Charles-Éloi Vial, conservateur à la Bibliothèque nationale de France
Lundi 18 mars Les bibliothèques et la Guerre de Trente ans (1), par Monsieur Frédéric Barbier
Lundi 25 mars Les bibliothèques et la Guerre de Trente ans (2), par Monsieur Frédéric Barbier
Lundi 1er avril pas de conférence: lundi de Pâques
Lundi 8 avril La logistique des bibliothèques: une histoire du catalogue (Moyen Âge-Ancien Régime-, par Monsieur Frédéric Barbier
Lundi 15 avril Monographie d’une grande bibliothèque: la bibliothèque de l’université de Strasbourg, de l’Ancien Régime au XXIe siècle, par Monsieur Frédéric Barbier
Lundi 22 avril Corporations du livre, vie des ateliers et main-d'œuvre typographique sous l'Ancien Régime (2), par Monsieur Jean-Dominique Mellot
Lundi 29 avril pas de conférence: vacances de Pâques
Lundi 6 mai pas de conférence: vacances de Pâques
Lundi 13 mai Qu’est-ce qu’une bibliothèque nationale (Europe, mi-XVIIIe – début XXe siècle)?, par Monsieur Frédéric Barbier (titre provisoire)
Lundi 20 mai pas de conférence: lundi de Pentecôte
Lundi 27 mai Corporations du livre, vie des ateliers et main-d'œuvre typographique sous l'Ancien Régime (3), par Monsieur Jean-Dominique Mellot
Lundi 3 juin Conclusion de la conférence: présentation de la séance foraine, par Monsieur Frédéric Barbier, directeur d’études
Jeudi 6 juin Séance foraine (sous réserves)

Le calendrier ci-dessus est donné sous toutes réserves. Attention: les sujets à jour des conférences et les éventuelles modifications sont régulièrement annoncés sur le blog (http://histoire-du-livre.blogspot.fr/). Par ailleurs, les auditeurs sont invités à se faire connaître à l’adresse frederic.barbier@ens.fr, de manière à recevoir par courriel les annonces hebdomadaires correspondantes. N'oubliez pas, comme disent les informaticiens, de «rafraîchir» la page du calendrier quand vous la consultez.

La conférence régulière d'Histoire et civilisation du livre se déroule tous les lundis à l'École pratique des hautes études, de 16h à 18h. Pendant la fermeture de la Sorbonne, la conférence a lieu au 190 avenue de France, 75013 Paris (1er étage, salle 115 à 14h et salle 123 à 16h). Il est rappelé que l'assistance aux conférences suppose d'être régulièrement inscrit auprès de l'École. Le secrétariat de la IVe Section se situe dans les mêmes locaux, où l'on peut notamment s'informer et se procurer les livrets du Programme des conférences 2012-2013.

Transports en commun: Métro, ligne 6 (Nation-Pte Dauphine), station Quai de la Gare ((250 m. à pied). Bus 89, arrêt Quai de la Gare (cette ligne dessert notamment la Gare Montparnasse, puis elle passe rue de Rennes et place du Luxembourg). Un petit peu plus éloignés: Métro, ligne 14, station Bibliothèque François Mitterrand. RER ligne C, station Bibliothèque François Mitterrand. Bus: 62 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand Avenue de France) et 64 (arrêt Bibliothèque François Mitterand).

NB- Le bandeau de titre représente un détail tiré du frontispice de Gottfried Rost, Der Bibliothekar. Schatzkämmerer oder Futterknecht?, Leipzig, Edition Leipzig, 1990.

jeudi 4 octobre 2012

Une exposition à Dole sur les livres de voyages

À l’occasion d’une conférence à Dole, nous retrouvons avec plaisir la Médiathèque de cette ville, installée dans le superbe Hôtel-Dieu, sur les rives du Doubs. La Médiathèque, qui conserve des fonds importants relatifs à l’Orient, mais aussi au Nouveau Monde, nous propose précisément une exposition consacrée aux Traces de voyageurs, de l’Orient au Mexique (jusqu’au 19 janvier 2013). Parallèlement, un catalogue élégant et érudit a été publié sous la direction de Rodolphe Leroy, directeur de l’Hôtel-Dieu.
Le superbe bâtiment de l'Hôtel-Dieu de Dole
Un point positif a priori concerne le nombre limité de pièces qui ont été sélectionnées, soit environ soixante-dix: trop d’expositions, encore aujourd’hui, développent des théories beaucoup plus impressionnantes, mais qu’il est en définitive impossible de maîtriser et qui n’aboutissent qu’à imposer des visites partielles. Ici, la possibilité nous est donnée, de considérer effectivement avec toute l'attention nécessaire chacun des objets présentés (livres, mais aussi documents iconographiques, et plusieurs autres pièces prêtées notamment par le Muséum d'histoire naturelle, par le Musée de Rochefort, etc.).
Le catalogue s’ouvre par un rappel historique: d’où proviennent les livres de voyages de la Bibliothèque de Dole? Les confiscations révolutionnaires représentent quelque 7000 livres imprimés, mais la ville enrichit considérablement ce fonds primitif en achetant, en 1826, les 4000 volumes de la collection Casimir de Persan. Le bibliothécaire Jean-Joseph Pallu (†1864) a également joué un rôle décisif pour susciter de nombreux dons, ce qui est d’autant plus précieux que la conjoncture budgétaire est alors relativement contrainte.
Traces de voyageurs
Puis viennent plusieurs études plus fouillées concernant différents aspects du voyage de L’Astrolabe (notamment « la collecte d’objets océaniens », p. 22-29), le voyage de Choiseul-Gouffier en Grèce, l'exploration et l'étude du Mexique (avec l'évocation d’un personnage méconnu, Firmin Bocourt), sans oublier la place des exposition universelles dans la découverte par un plus large public des civilisations et des géographies encore méconnues.
L’exposition elle-même est divisée en deux grandes parties, qui recouvrent grossièrement la chronologie. La première partie est consacrée aux espaces progressivement explorés à l’époque des Lumières, le Pacifique, l’Orient et l’Extrême-Orient, et l'Afrique (avec l’expédition d’Abyssinie, cf. n° 19).
La première pièce est un beau globe terrestre, daté de 1804, dressé par Robert de Vaugondy et provenant de la collection Casimir de Persan. Puis ce sont les grands voyages de découverte du XVIIIe siècle, de La Pérouse à Cook, à Bougainville et aux autres navigateurs. Le Voyage du comte de Choiseul-Gouffier en Grèce (n° 20-22) inaugure le genre prolifique des «Voyages pittoresques», et la présentation des volumes imprimés est enrichie par celle de deux aquarelles attribuées au comte et correspondant peut-être à des croquis pris au cours du voyage (n° 23 et 24 du catalogue, avec reprod.). Bien évidemment, la monumentale Description de l’Égypte ne saurait faire défaut (n° 31-35).
La seconde partie de l’exposition est consacrée plus spécifiquement au Mexique, ce qui constitue un choix réellement original: l’«aventure mexicaine» dans laquelle s’est fourvoyée la France du Second Empire a en effet donné l’occasion d’organiser une expédition scientifique, sur le modèle de l’expédition d’Égypte. Les résultats en sont importants, qui concernent diverses disciplines (de la zoologie à la linguistique et à l’archéologie), et ils seront publiés, notamment par l’Imprimerie nationale, jusqu’au début du XXe siècle (n° 54-56)
L’exposition est spectaculaire, et témoigne des richesses conservée dans nos bibliothèques et autres établissements publics. Elle dépasse aussi l’analyse classique des livres de voyage, pour introduire à la problématique de l’altérité et de l'identité. L'histoire des voyages constitue réellement un champ qui concerne l’histoire non seulement de la géographie, mais aussi des connaissances scientifiques les plus diverses: on pense tout particulièrement à l'ethnologie, déjà envisagée par Paul Hazard dans son étude classique sur la Crise de conscience européenne - une étude, faut-il le rappeler, dans laquelle le voyage constitue une des principales thématiques.
Et, puisque nous sommes à Dole, nous pouvons en profiter pour voyager nous aussi, à la découverte d'une ligne ferroviaire exceptionnelle à la fois par son tracé et par la beauté des paysages jurassiens: le trajet de Dole à Andelot, puis à Morez et à Saint-Claude est réellement somptueux... même par un temps médiocre. Les voyageurs du passé, et l'expérience du présent, nous l'ont déjà appris: l'intérêt de la découverte ne suppose pas nécessairement un plus grand éloignement. Il n'est que de manifester quelque curiosité... et de profiter de l'occasion.

Traces de voyageurs, de l’Orient au Mexique, dir. Rodolphe Leroy, [Besançon], Éditions du Sekoya, 2012, 87 p., ill. (« Cahiers de l’Hôtel-Dieu », 5). .
ISBN 978-2-84751-105-5.

Au-dessus d'Arbois, dont on découvre le site, et le vignoble proche.

Une succession extraordinaire de viaducs et de tunnels permet à la ligne de redescendre de la Crête de la Joux jusqu'à hauteur de Morez, qui est une gare en cul-de-sac.
La découverte de Saint-Claude, accrochée au-dessus du confluent de la Bienne et du Tacon


mardi 2 octobre 2012

L'infosphère: à propos d'un article de géographie

Le géographe Henri Desbois a publié dans un numéro récent de la revue Historiens et géographes un article consacré à la problématique de l’articulation entre ville et systèmes d’information (Henri Desbois, «L’infosphère urbaine et la reconfiguration des imaginaires de la ville», dans Historiens et géographes, juill.-août 2012, n° 419, p. 159-163). Après avoir constaté que l’écriture était à l’origine une invention liée à la ville (chez les Égyptiens comme en Mésopotamie, en Chine ou dans l’empire Maya), l’auteur revient sur le rôle essentiel qui est celui de l’information par rapport au phénomène de la ville:
La ville est un lieu de concentration, d’échange et de traitement de l’information. La nature et la forme de cette information sont extrêmement variables. Elle peut être publique ou privée, savoir structuré ou opinion commune, complexe ou élémentaire, écrite ou orale, etc. Dès les origines de l’urbanisation, les villes ont vu émerger des techniques, des outils et des institutions dédiées au traitement de l’information. L’écriture, la monnaie, les bibliothèques en sont des exemples parmi les plus importants. L’information, qu’elle soit commerciale, scientifique, etc., est ainsi une composante de l’environnement urbain. Elle en est à la fois un élément immatériel, aussi constitutif de la ville que les bâtiments et les rues, et une force qui imprime sa marque sur les formes urbaines par les infrastructures et les équipements qui lui sont dédiés. On propose d’employer le néologisme d’«infosphère» pour désigner la part informationnelle de l’environnement urbain…
Ce ne sont pas les historiens du livre, encore moins les responsables de l’exposition sur la trajectoire du livre à Paris, qui s’élèveront contre une telle assertion (cf. réf. infra). Le concept d’«infosphère» viendrait ainsi en contrepoint de celui de «graphosphère» proposé en son temps par Régis Debray (Cours de médiologie générale, nelle éd., Paris, 2001), et dont la perspective se réfère plus à la chronologie: la graphosphère désigne le monde nouveau, et de plus en plus complexe, de concepts, de pratiques et de représentations, dans lequel les civilisations entrent dès lors qu’elles mettent en œuvre l’écriture, et où elles s’immergent progressivement selon que les signes graphiques envahissent tous les domaines de leur vie quotidienne.
Nous ne discuterons pas ici de l’intérêt d’un concept expressément conçu pour être utilisé dans le champ de la géographie (avec une dimension relative aux «représentations» de la ville dans le cinéma, dans la littérature, etc.). Nous soulignerons plutôt un aspect resté plus en retrait dans l’article de Henri Desbois, et qui n’en est pas moins fondamental pour l’analyse historique de l’infosphère: il s’agit de la question du ou des pouvoirs. Si l’infosphère est bien un élément constitutif de plus en plus important de la civilisation urbaine, nous pensons qu’elle constitue aussi un acteur central du pouvoir d’attirance de la ville (au moins, depuis l’époque moderne) et de sa domination sur une certaine géographie. Éclairons l’hypothèse par trois exemples.

Voici, d’abord, le célébrissime Dénombrement de Bethléem, mis en scène par Breughel dans un village de Flandre, en hiver (1556). Nulle part la moindre référence à l’écrit, si ce n’est avec ces officiers dépêchés de la «résidence» voisine, qui se sont installés à l’auberge (au premier plan à gauche de la scène) où, armés de leurs registres, ils font le recensement des habitants, de manière à lever les taxes. Le monde rural reste pratiquement tout en dehors de la civilisation écrite, laquelle apparaît, au contraire, comme le principal moyen d’enfermement, de contrôle et d’exploitation sur lequel les pouvoirs de la ville (ou, un temps, du château) appuient leur domination.
Le second exemple sera celui, bien connu, du jeune grec Adamantos Coraÿs, qui a quitté Smyrne pour l’Europe, et vient se former à la médecine à Montpellier, avant de s’installer à Paris à la veille de la Révolution. Ce qui le frappe avant tout, dans la capitale du royaume, c’est précisément la densité de l’infosphère, incomparable avec ce que connaissent alors les plus grandes ville de l’Empire ottoman –qu’il s’agisse d’information courante et d’échanges quotidiens, ou de recherche savante. Il s'adresse à un correspondant, en 1788:
Représentez-vous à l’esprit une ville plus grande que Constantinople, renfermant 800.000 habitants, une multitude d’académies diverses, une foule de bibliothèques publiques, toutes les sciences et tous les arts dans la perfection, une foule d’homme savants répandus par toute la ville, sur les places publiques, dans les marchés, dans les cafés où l’on trouve toutes les nouvelles politiques et littéraires, des journaux en allemand, en anglais, en français, en un mot, dans toutes les langues (…). Ajoutez à cela une foule de piétons, une autre foule portée dans des voitures et courant de tous côtés (…), telle est la ville de Paris!
Pour Coraÿs, l'infosphère est au cœur de la ville. Il revient sur le thème, deux ans plus tard:
Avez-vous jamais vu un ouvrier travailler sans outils? Et croyez–vous que les quatre ou cinq cents volumes que vous avez à peine à Smyrne (et encore tous grecs seulement) suffiraient à me fournir la matière qui est nécessaire à mon livre? Ici, outre la bibliothèque du juge [Clavier] chez lequel je demeure, j’ai encore [parmi mes amis] Villoisson et deux autres savants, dont les bibliothèques renferment huit ou dix mile volumes chacune. Et si je ne trouve pas, dans ce nombre, le livre qu’il me faut, j’ai la permission d’aller le demander à la Bibliothèque royale, qui possède 350 000 volumes…

Quant à notre troisième exemple, ce sera une carte, qui met en évidence l’existence d’infosphères dans lesquelles la spécialisation donne parfois à telle ou telle ville un statut hors de proportion avec son poids réel. C’est ce phénomène qui permet par exemple à Angoulême, de s’imposer aujourd’hui dans le domaine des salons relatifs à la bande dessinée, et dans le domaine plus général de l’économie de celle-ci. Le statut de l'infosphère dans l'histoire d'Angoulême est peut-être plus particulièrement favorable, il n'en reste pas moins que c'est un choix politique récent qui explique que cette ville moyenne de la province française voisine avec des métropoles mondiales comme Tokyo ou Séoul et Hong Kong, voire San Diego (en Californie).
Bien d'autres exemples significatifs viennent à l'esprit, mais ce n'est pas le lieu de les développer dans une note nécessairement brève. L’infosphère est à nos yeux un concept intéressant à explorer, notamment par l’historien du livre et des médias, et dans une perspective chronologique. La catégorie du «pouvoir» permettrait certainement de préciser l’analyse pour de futures recherches.

- La Capitale des livres. Le monde du livre et de la presse à Paris, du Moyen Âge au XXIe siècle [catalogue d’exposition], Paris, Paris-Bibliothèques / PUF, 2007, 339 p.
- Lettres de Coray au protopsalte de Smyrne Dimitrios Lotos…, éd. Mis de Queux de Saint–Hilaire, P., Firmin-Didot, 1880.
- Atlante della communicazione, dir. Fausto Colombo, Milano, Ulrich Hoepli, 2005, ici p. 121.