jeudi 4 septembre 2014

Globalisation, langue anglaise et histoire du livre (congrès de l'ENIUGH)

À l'occasion du IVe congrès ENIUGH (European Congress on World and Global History), qui se tiendra à partir du 4 septembre à l'ENS, 45 rue d'Ulm à Paris, nous nous autorisons quelques remarques sur l'articulation entre globalisation, histoire du livre, et économie de l'édition. Un des souhaits de l'historien n'est-il pas que l'expérience du passé permette de mettre en perspective et éclaire certains des problèmes du présent?
De fait, la globalisation n’est pas chose nouvelle: du moins ce phénomène n’a-t-il rien de radicalement nouveau en ce qui concerne l’histoire de la «librairie» depuis la fin du Moyen Âge. Il en va de même de la problématique de la langue de publication, à laquelle Histoire et civilisation du livre avait il y a plusieurs années consacré un dossier spécial («Les langues d’impression», 2008, 4e livraison), alors même que le thème émergeait à peine dans le champ de l'historiographie générale. 
Sur le plan historique, la «librairie» est presque nécessairement une librairie intégrée, et cela dès le XVe siècle, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’une activité hautement capitalistique. Nous connaissons déjà à l'époque incunable des accords entre libraires résidant dans des villes parfois très éloignées (par ex. entre Nuremberg, voire Vienne, et Strasbourg), accords dont l'objet principal  est probablement de permettre aux professionnels de limiter les coûts de production tout en contrôlant plus efficacement une partie de leur diffusion.
La globalisation joue aussi à plein avec la diffusion des nouvelles techniques d’imprimerie, d’abord en Europe, puis dans l’Amérique espagnole: les premières universités et les premiers ateliers typographiques d'outre-mer sont fondés au XVIe siècle à Lima et à Mexico
La globalisation s’accentue, et c’est peut-être le premier temps d’une globalisation «en soi», avec l’intégration géographique qui se développe en Occident au XVIIIe siècle, et qui introduit la logique en partie nouvelle de la délocalisation en fonction des conditions de production et de diffusion (pour la librairie française, il s’agit notamment du système célèbre des «presses périphériques»). Un autre exemple idéaltypique pourrait être ici celui de l’intégration de Saint-Pétersbourg et de la Russie dans les réseaux des Lumières occidentales, donc aussi dans les réseaux de la librairie. Mais, toujours et partout, on observe, et jusqu'à aujourd'hui, une tension entre l’ouverture (la globalisation) et les efforts en vue d’instaurer un contrôle sur la production et sur la circulation des contenus.
Sur le fond, les axes d’analyse sont doubles. On se placera d'abord du point de vue de l’historien, pour envisager une histoire de la «librairie» dans le cadre de la globalisation et de la mondialisation. Mais on pourra aussi privilégier le point de vue du professionnel de l’édition, et voir comment la globalisation d’aujourd’hui influe sur une certaine manière de travailler de la part du chercheur scientifique. En fait, il conviendrait d’autant plus de nous situer à la rencontre des deux interrogations, que l’historien, comme l’auteur en général, a tendance, quand il prépare et rédige son texte, à prendre plus ou moins implicitement en considération les conditions de fonctionnement du marché éditorial susceptible de correspondre à ce texte: du fait que l’on vise a priori un certain public, le texte correspondra à un certain modèle sur le plan du contenu formel (y compris la langue) et intellectuel, et non pas sur le seul plan de la mise en livre.
Venons-en maintenant plus directement à la question de la langue.
1) La «librairie» médiévale était une librairie «globale», parce qu’elle correspondait surtout à une librairie en latin (donc, une langue transnationale), et parce qu'elle s’adressait principalement à une communauté elle-même transnationale, celle de l’Église catholique romaine. À tous les niveaux, les structures d’enseignement, jusqu’aux universités, sont en effet liées au monde des clercs et à l’Église. Cette caractéristique continue à fonctionner au XVIe siècle, quand la «grande librairie» se déploie autour d’un certain nombre de places commerciales, au premier rang desquelles vient Francfort, centre des foires de la librairie européenne en latin.
2) Mais cette structure initiale s’affaisse progressivement, le latin cédant peu à peu la place aux différentes langues vernaculaires. Le phénomène est très précoce en France où, pour des raisons politiques, le roi (à partir surtout de Charles V) et les grands appuient le développement d’une littérature et d’une production de livres en français (les «romans», mais aussi les traductions des classiques de l'Antiquité, comme Aristote, etc.). Le même processus se déploie dans les pays germanophones, mais sur la base d’une logique toute différente, dans laquelle le facteur clé serait sans doute à trouver du côté d’une alphabétisation plus largement répandue: lorsque, en 1494, Sébastien Brant cherche à toucher par son livre de morale un public le plus large possible, il rédige son Narrenschiff d’abord en allemand, ce qui semble alors une nouveauté très remarquable.
3) À partir du XVIe siècle et surtout à partir de la Réforme (dont les origines peuvent aussi se donner à comprendre dans cette perspective), le schéma change de plus en plus profondément. C’est la langue vernaculaire qui s’impose, et il se constitue, pour paraphraser Fernand Braudel, des «librairies-mondes», qui fonctionnent pour l’essentiel en autarcie, et qui se structurent autour de la langue «commune». Il existe ainsi, depuis le XVe siècle, une «librairie française», là où l’essor de la «librairie allemande» sera brisé par la catastrophe de la Guerre de Trente ans, et ne reprendra que très progressivement, dans la seconde moitié du XVIIe siècle.
Le fait que le glissement de la langue véhiculaire principale se poursuive, du latin au français, puis à d’autres langues européennes, et aujourd'hui à l’anglais, n’empêche nullement ces «librairies-mondes» de perdurer, et de se structurer comme des ensemble plus ou moins clos. La caractéristique de fond réside à nos yeux dans l’élargissement progressif de l’accès au média, élargissement qui entraîne une montée en puissance du vernaculaire (parlé par le plus grand nombre), la «librairie internationale» ne pouvant jamais toucher qu’une proportion  minime du public potentiel. L’organisation du marché et la chronologie jouent aussi un rôle discriminant. L’intégration géographique (qui fait que Saint-Pétersbourg devient une capitale européenne au tournant du XVIIIe siècle) introduit paradoxalement une diversité plus grande selon les géographies où l’on se trouve: on voit, par exemple, la librairie d’Europe centrale rester beaucoup plus attachée au latin comme langue véhiculaire, voire comme langue d’édition, que ne le sera au même moment une librairie occidentale bien plus avancée dans la modernité.
Un autre  point intéresse l’historien du livre: en dehors de l’histoire spécifique de la «librairie anglaise», l’anglais ne joue qu’un rôle très secondaire comme langue véhiculaire en Europe jusque dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, quand son apprentissage commence à progressivement se répandre au sein des catégories les plus privilégiées. En Bohème comme en Russie, comme dans le royaume de Hongrie, les romans anglais sont jusque dans les années 1800 lus d'abord dans leurs traductions françaises ou allemandes.
Entrons-nous aujourd’hui dans la logique d'une nouvel «librairie globalisée» dont l’anglais serait le principal vecteur? La réponse sera d’autant plus nettement positive, que nous sommes aussi face à une reconfiguration très profonde du système des médias (la «troisième révolution du livre»), et que le premier vecteur des NTIC est de très loin l’anglais. Et comme, en application du théorème de Mathieu, on ne prête qu’aux riches (ne serait-ce que par le poids relatif des différents marchés), le déséquilibre va s’accentuant: l’anglais est largement traduit dans d’autres langues, mais les œuvres rédigées dans ces langues ne font que beaucoup plus rarement l’objet de traductions en anglais.
Permettons-nous de conclure –et d’ouvrir la discussion éventuelle– sur une double réserve. D'abord, il existe toujours aujourd'hui des «librairies-mondes», qui fonctionnent de manière largement autonome, et dont le poids est très important, non seulement en Europe (à commencer par la librairie allemande), mais surtout en Asie, avec au premier chef les exemples du Japon et de la Chine.
D'autre part, dès lors que nous voulons aborder le champ de l’histoire comparée, du transnational et de la globalisation, la connaissance d’un certain nombre de langues est impérative pour le chercheur. Nous sommes tout particulièrement bien placés en Europe pour le savoir et, par exemple, en histoire du livre (mais aussi en histoire de l’art et en histoire des idées), la connaissance de la bibliographie italienne ou allemande reste, selon les époques où l’on se place (mais jusqu’au milieu du XXe siècle au moinsl), un impératif scientifique –pour ne rien dire d’autres géographies, celle des mondes hispaniques ou encore celle des mondes slaves.
Comme le latin au XVe siècle, l’anglais est aujourd’hui indispensable pour la communication scientifique, mais la compréhension historique des phénomènes suppose d'autant plus de disposer d’un certain bagage de connaissances et d’une certaine… connaissance des autres langues, et des autres cultures. La traduction est une commodité, mais elle reste un pis-aller, et elle ne remplacera jamais l'appropriation directe des textes dans leur langue et dans leur environnement d'origine. 

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