samedi 23 mai 2015

En Champagne: la spiritualité de saint Bernard et les livres des Cisterciens

Nous poursuivons aujourd'hui notre série de billets introduisant à la séance foraine de Troyes, en évoquant trop brièvement la spiritualité champenoise à travers la haute figure de saint Bernard de Clairvaux, à travers l'abbaye fondée par lui dans le désert du Val d'Absinthe, sur la haute vallée de l'Aube,... et à travers les livres qui nous en sont parvenus.

Le thème de la réforme de l’Église est récurrent depuis le Xe siècle, et son actualité est renforcée par le millénarisme: les prélats, évêques et abbés, sont trop entrés dans le monde du siècle, ce qui explique a contrario le succès de Cluny, fondée en Bourgogne en 910. L’abbaye, qui ne dépend que de Rome, est soustraite au pouvoir des grands, la règle de saint Benoît y est appliquée avec rigueur, et Cluny bénéficie en outre d’une succession d’abbés remarquables (Odilon, Hugues de Cluny et Pierre le Vénérable). Les Clunisiens, organisée de manière très hiérarchisée, occupent un grand nombre de postes, comme évêques, voire comme papes: Urbain II décrira Cluny comme «la lumière du monde».
Mais Cluny est bientôt trop puissante, et trop riche, pour pouvoir porter le modèle idéal de la règle bénédictine. En 1098, l’abbaye de Cîteaux (à une vingtaine de km au sud de Dijon) est fondée par un groupe de moines venus de Molesme: les débuts sont difficiles, jusqu’à l’arrivée d’Étienne Harding en 1108. Le véritable décollage se produit lorsque l’abbaye commence à essaimer, au début du XIIe siècle.
Voici en effet qu’intervient une personnalité exceptionnelle, celle de saint Bernard de Clairvaux. Bernard Tescelin de Saure est né en 1090/1091 dans une famille de petite noblesse du Dijonnais. Il étudie d’abord à l’école capitulaire de Châtillon-s/Seine, avant d’entrer à Cîteaux en 1112, sous l’abbatiat d’Étienne Harding. C’est l’abbé lui-même qui l’envoie en 1115, avec quelques autres frères, fonder une autre maison dans un lieu isolé: Clairvaux est une terre donnée par le comte Hugues de Champagne sur la haute vallée de l’Aube. Au «Val d’Absinthe», nous sommes réellement au désert:
Clairvaux (…) est dans une vallée environnée presque de tous côtez de montagnes & de vallées, & pour y arriver il nous a fallut faire près de deux lieuës dans les bois. On ne peut pas en approcher qu’on ne sente son cœur touché, & un certain je ne sçais quoy, qui fait connoître la sainteté de son origine… (D. Martène et D. Durand, I, p. 98-99). 
 Nous n’avons pas à revenir ici sur la personnalité du jeune abbé. Saint Bernard est le promoteur d’un modèle de vie monastique particulièrement rigoureuse et dépouillée, voire ascétique, mais il est aussi un rhéteur, et un intellectuel engagé dans toutes les grandes affaires de son temps: comme adversaire d’Abélard, mais aussi comme inspirateur de la croisade contre les Albigeois, et de la Seconde croisade (1146). Son esprit est d’une spiritualité telle qu’il refuse de recourir à la raison humaine pour traiter des problèmes de la théologie: Fuyez cette Babylone, fuyez et sauvez votre âme! Vous trouverez beaucoup plus de choses dans la forêt que dans les livres, les arbres et les pierres vous instruiront davantage… Saint Bernard fait de Clairvaux l’une des capitales de la chrétienté. À sa mort (1153), l'abbaye abrite plus de 700 moines, et l’Europe compte quelque 500 abbayes cisterciennes. Il sera canonisé dès 1174.
Clairvaux possède une bibliothèque très vite importante, un atelier de copistes et d’enlumineurs (qui suivent le style très sobre correspondant au programme de saint Bernard), et probablement un atelier de reliure. Le modèle d’une vie monastique sévère et dépouillée transparaît dans la décoration des manuscrits de Clairvaux (initiales monochromes, pas d’or, pas de représentation d’hommes ni d’animaux). 
La bibliothèque de Clairvaux est d’abord favorisée par l’aura qui entoure saint Bernard, et par le rôle politique de l’abbé: les manuscrits sont produits dans le scriptorium sur place, mais il y a aussi des dons, notamment de la part des comtes de Champagne, ou encore de Henri de France dans les années 1175. Henri, fils du roi Louis le Gros, entre en effet comme novice à Clairvaux en 1145 (il sera évêque de Beauvais en 1149, et archevêque de Reims en 1163), et il donnera dix manuscrits à l’abbaye, pour une part aujourd’hui conservés.
À la fin du XIIe siècle, la bibliothèque de Clairvaux compte environ 350 volumes quand, au XIVe siècle, elle en comptera 1050. Enfin, en 1472, le catalogue dressé sur l’ordre de l’abbé Jean de Virey dénombre près de 1800 volumes, dont quelques incunables. Le grand libraire et imprimeur parisien Antoine Vérard fait don à Clairvaux de plusieurs exemplaires de ses éditions, par ex. un Froissard, avec son ex dono. Au tournant du XVe siècle (1495-1503), c’est la construction d’une nouvelle bibliothèque, au-dessus d’un second cloître. D. Martène et D. Durand découvriront ce bâtiment au début du XVIIIe siècle, et ils témoignent au passage de ce que le mobilier n’a pas changé depuis des siècles…
 Ce manque apparent d’intérêt rend d’autant plus remarquable, à la fin de l’Ancien régime, l’achat de la magnifique bibliothèque des Bouhier: cette dynastie de parlementaires dijonnais avait réuni depuis le XVIe siècle une bibliothèque de quelque 2000 manuscrits et 31 600 imprimés, vendue par le dernier héritier, le comte d’Avaux, pour 135 000 livres à Clairvaux en 1782. La collection de Clairvaux, avec la bibliothèque Bouhier, est aujourd’hui conservée à Troyes, où elle constitue l’un des plus importants fonds anciens de notre pays.

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