samedi 29 août 2015

À Montserrat au XVe siècle

Nous retrouvons l’histoire du livre (et l’histoire de la Renaissance) à Montserrat, monastère bénédictin dont l’origine remonte à l’époque carolingienne mais qui ne devient autonome qu’en 1409. Son influence est considérable pendant pratiquement trois siècles, de la fin du XVe siècle jusqu’à l’époque des guerres napoléoniennes. Montserrat possède anciennement des manuscrits, et son scriptorium est très actif aux XIVe et XVe siècles. La bibliothèque aussi est très riche, mais elle est en grande partie détruite en 1811. Les fonds aujourd’hui conservés proviennent donc pour l’essentiel de la reconstitution faite au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle (sous le règne de l’abbé Antoni M. Macet), ainsi que dans la période la plus récente. Il s’agit d’un ensemble exceptionnel: quelque 1500 manuscrits, près de 400 incunables (dont certains rarissimes) et 3700 titres du XVIe siècle. Le site Internet (et le catalogue) de la bibliothèque est particulièrement intéressant. 
(Cliché Monastère de Montserrat)
Montserrat est aussi remarquable, parce qu’il illustre une nouvelle fois un ensemble de phénomènes que nous avons observés ailleurs, notamment à Ségovie. Les historiens du livre connaissent évidemment le cardinal de Cisneros (Francisco Jimenez de Cisneros, 1436-1517). Le futur cardinal, qui a fait son droit à Salamanque, s’intéresse aussi puissamment à l’exégèse biblique, se formant au grec et à l’hébreu, et rassemblant une riche bibliothèque privée. Cisneros est aussi connu comme le fondateur de l’université de Alacalá de Henares (qui fonctionne de manière régulière à compter de 1509) et comme le promoteur de la célébrissime Bible polyglotte d’Alcalá (dite Complutense). François Ier visita l’université au cours de sa captivité espagnole, ce qui lui inspirera peut-être certains aspects du programme du futur Collège royal à créer à Paris.
Or, le cardinal avait un frère sensiblement plus jeune, García Jiménez de Cisneros, né lui aussi à Cisneros en 1455 ou 1456 et décédé à Monserrat en 1510. García entre chez les Bénédictins de Valladolid en 1475, mais l’essentiel de sa carrière se passera à Montserrat, où il est prieur en 1493, et qu’il gouvernera ensuite comme abbé jusqu’à sa mort. Il est l’organisateur et le réformateur de la maison, ce qui suppose de disposer de moyens financiers considérables: une source importante de revenus réside dans les Indulgences obtenues en faveur de Monserrat, pour l’impression et la diffusion desquelles l’abbé s’adresse d’abord à des ateliers de Barcelone, surtout celui de Johann Rosenbach, avant de faire venir un imprimeur au monastère.

Enfoncée au cœur de montagnes ruiniformes, l'abbaye de Montserrat: ill. tirée de Bonaventura, s., De Triplici via, Montserrat, Johann Luschner, 27 mai 1499 (Bib. Bodléienne, Oxford). Le commentaire du cliché indique que le portrait serait celui de Parsifal, mais nous ne voyons pas la raison de cette identification: la figure couronnée est évidemment celle de la Vierge (la Vierge de Montserrat), tandis que le jeune garçon dans ses bras semble tenir une scie, ce qui est peut-être une allusion à la profession de charpentier qui est celle de Joseph, le "père" du Christ?
Cet imprimeur est, une nouvelle fois, un émigré venu d’Allemagne, puisqu’il s’agit de Johann Luschner, originaire de Saxe, et dont nous savons qu’il travaille à Montserrat au moins à compter de la fin de l’année 1498 –nous conservons en effet alors un remarquable formulaire d’Indulgences en catalan (ISTC, ix 00020400: cf cliché, et le site de la Bibliothèque royale de Madrid). Suivront notamment des traités de saint Bonaventure ou du pseudo-Bonaventure (De triplici via et Opus contemplationis, 27 mai 1499), une Règle de saint Benoît, les traités rédigés par l’abbé lui-même pour la réforme du monastère (Directorium horarum canonicarum et Exercitatorium vitae spiritualis, ce dernier en latin et en espagnol), un Bréviaire bénédictin, etc., outre un certain nombre de lettres d’Indulgences en latin. Luschner rentrera plus tard à Barcelone, et il décède probablement au début de 1512. 
Coll. Bib. Catal., Barcelone
Aux thèmes déjà signalés celui des transferts et celui de la diffusion de l’innovation vient, une nouvelle fois se joindre, comme à Ségovie et dans une conjoncture finalement assez proche, la problématique de la commande. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’initiative est prise par un prince de l’Église, ici un évêque et là un abbé, qui souhaite s’appuyer sur l’imprimerie pour introduire un certain nombre de réformes, et, s'agissant de Cisneros, pour les financer. Luschner, avec lequel il était déjà en relations à Barcelone, abandonne donc pour un temps la clientèle et le marché du grand port catalan, pour venir à une quarantaine de kilomètres, en pleine montagne, répondre aux désidérata de l’abbé.
Nous savons le rôle des lettres d’Indulgences pour permettre à Gutenberg à la fois de définitivement mettre au point sa technique, mais aussi de se financer: ces petites pièces (un simple placard) peuvent être réalisées très rapidement, elles ne demandent pas (hors la fourniture du parchemin ou du papier) un investissement très lourd, elles sont produites en nombre et leur débit est assuré, puisqu’il s’agit de commandes de tel ou tel prélat.

À ce propos, les chiffres cités par Elisabeth Eisenstein au sujet de Montserrat ne peuvent qu’étonner par leur importance: en 1499-1500, Luschner imprimerait à Montserrat plus de 140 000 exemplaires de ce type (l’ISTC signale six éditions d’Indulgences produites au monastère avant le 1er janvier 1501). Des chiffres étonnants, qui donnent une idée de l’ampleur des opérations à conduire (on imagine les problèmes liés à la fourniture du papier, dans une maison isolée et très difficile d’accès); des chiffres qui permettent aussi de prendre la mesure d’un phénomène que Luther, une quinzaine d’années plus tard, assimilera à un véritable trafic… 
Aujourd’hui, il reste peu de choses des anciens bâtiments de Montserrat, et l’affluence sur le site ne donne pas vraiment l’idée d’être retiré du monde… Mais le cadre de la montagne est réellement exceptionnel, et une brève excursion jusqu’à l’un des multiples petits ermitages qui la parsèment permet de renouer avec le sentiment des anciens anachorètes à la recherche d’un «désert» qui les rapprocherait de Dieu.

mardi 25 août 2015

Barcelone, terre de frontière

En visitant Barcelone, nous pensons aux lignes de fracture chères aux géomorphologues: ces lignes le plus souvent invisibles, mais qui sont celles où les plaques tectoniques se rencontrent, et dans la proximité desquelles se produisent, encore aujourd’hui, les phénomènes volcaniques et les tremblements de terre dont certaines régions sont coutumières. Le concept est-il transposable en histoire, dès lors que nous explorons la succession des siècles? Nous aurions tendance à répondre «oui», mais en ajoutant immédiatement un codicille selon lequel, si lignes de fracture il y a, elles doivent être contextualisées: autrement dit une ligne de fracture pourra être observée dans un certain contexte et à une certaine époque, qui aura disparu quand les conditions d’observation auront elles-mêmes changées. À l’intérieur du royaume de France, et de la France contemporaine, combien de frontières, matérialisées par la présence de fortifications parfois impressionnantes (comme dans notre paisible Touraine, sur les frontières du duché d'Anjou), ou dont le souvenir perdure à travers la géographie institutionnelle (notamment la géographie ecclésiastique), et qui sont aujourd'hui bien éloignées d’une quelconque frontière au sens géographique usuel du terme?
À Barcelone, nous sommes pourtant sur une double frontière, dont la visite du remarquable Musée d’histoire de la ville (MUHBA) permet de se faire une idée: frontière de l'acculturation (la ville fonctionne selon des modalités économiques, sociales, culturelles et autres très différentes de son plat pays), et frontière à proprement parler politique. Nous ajouterons qu’il est d’autant plus intéressant de suivre ces phénomènes, qu’ils s’accompagnent de changements parallèles dans les modalités et dans les pratiques de l’écriture.

Le site de Barcelone a d’abord été occupé par les Ibères, un peuple alphabétisé dont l’écriture combine signes syllabiques et signes alphabétiques (Ve s. av. J.-C.): cette  écriture serait dérivée d'un alphabet de la Méditerranée orientale, soit le phénicien, soit le grec. Apparue au Ve siècle, elle cède la place à l'écriture latine au Ier siècle avant notre ère.
Graffiti ibère, sur un fragment de vase du IIe siècle av. J-C. (on distingue un nom propre: UATINAR). (Coll. MUHBA)
Les Romains, qui succèdent aux Ibères au IIIe siècle avant notre ère, importent toutes sortes de pratiques d’écriture et de lecture, que nous reconstituons en partie par l’archéologie. Plus que par les témoignages nombreux relatifs à la vie quotidiennes, nous sommes frappés par le regard à la fois triste et détaché de ce Barcelonais du Bas-Empire qui semble nous dévisager par delà le silence des siècles (même impression que devant certains portraits du Fayoum).
Scène de chasse, IVe s. (détail. Coll MUHBA)
Le christianisme s’implante à Barcino (Barcelone) au début du IVe siècle de notre ère, et son souvenir perdure à travers la présence de saint Cucufat, martyr originaire d’Afrique du Nord exécuté en 304. Une dizaine d’années plus tard, et le christianisme devient religion d’État (313): une tombe chrétienne du Ve siècle nous fait sentir la tristesse, en même temps que la confiance, de parents frappés par la disparition de leur fils âgé seulement de trois ans mais dont ils recommandent l'âme à Dieu…
Hic requiescit Magnus puer fidelis in pace qui vixit anni III (coll. MUHBA)
Peu à peu, alors que la domination de Rome se fait plus incertaine, le pouvoir de l’évêque tend à s’imposer dans la ville. Le prélat est établi dans son palais, à proximité de la cathédrale et du baptistère, dont une inscription du VIe siècle témoigne de l’implantation des formules chrétiennes. 
O IUBET RENUNCIARE [IN]IMCUM DOMINI (inscription du VIe s., baptistère de Barcelone. Coll. MUHBA)
Après la chute de l’Empire romain, Barcelone passe sous la domination des Wisigoths, mais ceux-ci  ne représentent jamais qu’une minorité romanisée de la population. Au VIIIe siècle, ce sont les Arabes qui entrent en scène, mais ils ne restent qu’un siècle à peine sur le site de Barcelone: avec la reconquête carolingienne, le fleuve Llobregat marque pour plusieurs siècles la frontière entre deux mondes, et le comté de Barcelone est réellement un territoire de marche frontalière.
Inscription arabe (coll. MUHBA)
La marche d’Espagne est organisée par Charlemagne au début du IXe siècle, avec les deux acteurs-cléfs de l’administration carolingienne, celui du comte (comes), représentant l’empereur, et celui de l’évêque, pasteur de la communauté chrétienne. On connaît la suite: avec l’affaissement du pouvoir impérial, les comtes de Barcelone se constituent en dynastie de souverains autonomes, tandis que leur alliance avec la dynastie royale d’Aragon prélude paradoxalement à un certain effacement du comté sur le plan politique (sous Raymond Bérenger IV, 1131-1162).
Mais, dans l’intervalle, un nouveau pouvoir émerge et s’impose: celui des grandes dynasties bourgeoises, dont la fortune est liée à l’activité du port et au grand négoce, et qui obtiennent en 1284 le privilège de pouvoir pratiquement gérer leur ville de manière autonome. La fortune de Barcelone se jouera désormais du côté de la mer… jusqu’à la rencontre de Christophe Colomb et des rois catholiques, précisément à Barcelone, en 1493. L’avenir se tourne désormais, pour un temps, du côté de l’Atlantique, tandis que l’union de la Castille et de l’Aragon repousse la Catalogne et sa capitale de Barcelone à un rôle politique plus secondaire. Pour autant, la frontière perdure toujours, et les prochaines élections législatives espagnoles auront aussi, en Catalogne, la valeur d’un test sur le choix éventuel de l’indépendance….

La catégorie de la frontière est bien évidemment l'une de celles qui s'articulent le plus étroitement avec la catégorie des transferts. 

samedi 22 août 2015

Acculturation et appropriation: à propos de Tarragone

De Ségovie à Tarragone, le voyageur découvre des ensembles médiévaux très remarquables, qu’il s’agisse du monastère cistercien de Poblet ou de la charmante petite ville ancienne de Montblanc. Mais nous voici, à Tarragone (Tarraco), dans la capitale d’une province romaine de première importance, depuis que Cneius Cornelius Scipion en a choisi le port comme base de ses opérations contre les Carthaginois (218 av. J.-C.): la première garnison romaine s’établit sur les hauts de la ville actuelle. Il s’agit, pour Rome, de s’assurer de la suprématie maritime, donc commerciale et politique, à l’encontre de Carthage, et la gens des Scipion joue en l’occurrence un rôle essentiel: l’oncle de Cneius Cornelius obtient la construction de la première flotte romaine, et son père s’empare des îles de Corse et de Sardaigne.
Après la destruction de Carthage, au milieu du IIe siècle avant notre ère, la mer Tyrrhénienne et la Méditerranée occidentale seront romaines pour plusieurs siècles. Cette unité se retrouvera, dans une certaine mesure, lorsque les rois d’Aragon domineront successivement les Baléares (1229), le royaume de Valence (1238), la Sicile (1282) et la Sardaigne (1329). Nous avons souligné l’importance de cette petite «mer intérieure», trop négligée des historiens du livre, dans la première diffusion de l’imprimerie au XVe siècle. À l’époque romaine, la traversée d’Italie en Espagne peut ne prendre que quatre jours…
La décadence de l’Aragon, au début de l’époque moderne, sera due paradoxalement à l’union avec la Castille, qui éloigne les grands centres politiques de la côte, et à la découverte de l’Amérique, qui repousse le commerce de Méditerranée à une position secondaire. 
Mais revenons à Rome. Les monuments et vestiges archéologiques aujourd’hui conservés à Tarragone souligne le rôle de la ville comme capitale de la province d’Hispanie citérieure (la province la plus étendue de l’empire), mais ils montrent toute l’importance de la représentation politique dans l’ordre établi par Rome: Tarraco servira de modèle pour un certain nombre d’autres capitales de province.
César fait du camp militaire (castrum) une colonie romaine, où Auguste lui-même réside en 26 et 25 av. J.-C., quand le réseau routier est réorganisé: depuis Narbonne, la Via Augusta rejoint l’Espagne méridionale (Gadès), en passant par Tarraco. Mais le changement principal date du Ier siècle de notre ère, lorsque la ville est dotée d’un ensemble impressionnant de bâtiments publics: avec Vespasien (70), les Hispaniques reçoivent le droit de citoyenneté latine, et on entreprend à Tárraco la construction d’un forum provincial, sur deux terrasses surplombant la mer. Les bâtiments en sont dévolus, en haut, au culte impérial (avec le temps d'Auguste, à l'emplacement de l'actuelle cathédrale), et en bas aux services de l’administration (probablement abrités dans de gigantesques galeries voûtées: cliché 1). Une vingtaine d’années plus tard, l’ensemble est complété, en contrebas, par la construction du cirque (cliché 1). Deux aqueducs, dont l’un de quarante kilomètres, alimentent alors la ville en eau. 
Deux villes se dégagent ainsi du nouveau dispositif, la ville officielle, en haut, les quartiers d’habitation en contrebas –et jusqu’au port, lequel se situe en dehors des murailles. Le monumental cirque de Tarraco, que l’on visite toujours, est lui aussi construit un petit peu à l’écart des anciennes murailles. Le Musée archéologique propose peu de vestiges relatifs à ce qui intéresse au premier chef l’historien du livre, en dehors des vestiges épigraphiques (inscriptions honorifiques, rituelles ou funéraires de toute sorte). Mais il n’y a rien de surprenant à ce que Tarraco soit très tôt touchée par le christianisme (déjà par l’apôtre Paul?), ni à ce que les admirables vestiges de villae suburbaines (avec leurs bibliothèques?) rendent témoignage à la fois d’une civilisation particulièrement raffinée (cf les mosaïques: cliché 3), et d’une ouverture précoce à la foi nouvelle. L’évêque de Tarraco se substituera un temps aux pouvoirs séculiers entrés en pleine décadence à l’époque des invasions. 
À l’heure où la question de «l’héritage de l’Europe» est constamment posée, la visite de Tarragone nous donne ainsi un certain nombre de clés qui viennent éclairer notre propre histoire... dont il paraît difficile de prétendre qu’elle n’a à voir ni avec l’antiquité classique (romaine au premier chef), ni avec le christianisme.

lundi 17 août 2015

Une excursion à Ségovie

Ségovie, ville moyenne de l’Espagne contemporaine, a pourtant joué un rôle majeur du point de vue de l’histoire du livre. Au pied de la Sierra de Guadarrama, un éperon rocheux très étroit se dresse au confluent de l’Eresma et du Clamores, et une fortification est établie déjà par les Celtibères sur ce site facilement défendable et disposant de ressources en eau. Cette position du futur Alcázar, à l’extrémité de la vieille ville, est particulièrement spectaculaire (cliché 1). La première cathédrale avait été élevée face à lui, avant qu’elle ne soit abandonnée à la suite des troubles du début du XVIe siècle. L’emplacement est aujourd’hui occupé par un jardin public.
Les Romains, qui se sont emparés de la péninsule Ibérique à la suite des guerres puniques, font de Ségovie une des villes importantes de la province d’Espagne citérieure. Le célèbre aqueduc donne une idée des travaux colossaux entrepris par eux non seulement pour des nécessités pratiques, mais aussi pour mettre en scène le nouvel ordre politique. Un fragment de près de 800m en subsiste, remarquablement conservé, à l’entrée même de la vieille ville, et l’aqueduc se continue sous terre sur toute la longueur de celle-ci.
Aux Romains succèdent les Wisigoths, puis les Arabes, mais Ségovie ne conserve que peu de vestiges visibles de ces époques. Le site est reconquis par Alphonse VI «le Brave» à la fin du XIe siècle. La cour de Castille reste longtemps ambulante, mais à côté de Valladolid, Ségovie s’impose dès lors peu à peu comme une des résidences favorites des rois. Jean II († 1454) fera profondément transformer l’Alcázar, sur le modèle d’une résidence royale. Les difficultés dynastiques s’accumulent pourtant sur la tête de son successeur, Henri IV, de plus en plus contesté: sa demi-sœur, la future Isabelle de Castille, a épousé à Valladolid son cousin, Ferdinand d’Aragon (1469), et le nouveau pape, Sixte IV, donne son approbation au mariage. Après la mort du roi (1474), c’est à l’Alcázar de Ségovie qu’Isabelle sera proclamée reine de Castille.
Ancien étudiant en droit à Salamanque, Juan Arias Dávila est d’abord l’administrateur du studium generale de Ségovie, avant d’être nommé évêque de la ville en 1466. Ce juriste et théologien est un aussi un humaniste, qui souhaite engager un processus de profondes réformes dans son diocèse. Nous le retrouvons, en 1470, à Rome, en même temps que le doyen du chapitre cathédral de Ségovie, Juan López. Pour ce dernier, il s’agit d’obtenir des indulgences plénières en vue du financement de la nouvelle cathédrale, mais il a aussi pu être en charge d’une autre mission, peut-être à la demande du prieur du monastère dominicain de Sainte-Croix de Ségovie (la première maison dominicaine dans la péninsule), Tomás de Torquemada lui-même: s’informer sur l’art nouveau de la typographie, avec l’objectif éventuel de l’établir dans la péninsule ibérique.
On sait en effet que les premiers typographes, tous venus d’Allemagne, sont installés en Italie au plus tard depuis 1464, d’abord à Subiaco (dont le cardinal Juan de Torquemada, l’oncle de Tomás, était précisément abbé), puis à Rome. Le cardinal est une personnalité très intéressé par l’art nouveau de la typographie, et le premier auteur contemporain à voir imprimer ses propres écrits (Meditationes vitae Christi, 1467). Or, du 1er au 10 juin 1472, un synode diocésain se tient dans l’église Ste-Marie d’Aguilafuente, une bourgade à une quarantaine de kilomètres au nord de Ségovie. Pour Dávila, il s’agit de mettre en œuvre un ensemble de réformes concernant aussi bien le clergé que les laïcs, et une grande attention est donnée à la publicité des décisions prises. Le premier livre imprimé en Espagne que nous conservions est précisément constitué par le Synodal d’Aguilafuente, qui donne le détail de celles-ci (cliché 2: fac-similé)
Ce travail de commande a été effectué par un technicien allemand, Juan (Johann) Párix, qui indique lui-même dans ses colophons être originaire de Heidelberg. Párix a peut-être appris l’imprimerie à Mayence, voire à Strasbourg ou encore à Bâle, mais il vient certainement de Rome lorsqu’il arrive à Ségovie –comme le suggèrent un certain nombre de caractéristiques formelles du Synodal. Il aurait travaillé dans l’un des premiers ateliers typographiques romains, et il est possible qu’il se soit établi, à Ségovie, dans la maison que la tradition désigne comme la «maison de l’imprimeur», à l’entrée de l’actuelle rue Velarde, face à l’Acázar et à la cathédrale (cliché 3).
Pourquoi Ségovie, et non pas une des grandes villes de la côte méditerranéenne, comme Valence ou Barcelone? D’une part, il s’agit pour l’imprimeur de répondre à une commande, et, d’autre part, Ségovie est alors une ville riche, un centre politique majeur et le siège d’un studium generale important assurant la propédeutique aux études supérieures. Párix réalise au moins huit, peut-être neuf, éditions à Ségovie (d’après l’ISTC), avant d’abandonner la ville en 1474-1475. Nous le retrouvons bientôt comme le prototypographe de Toulouse, où il continuera à travailler, publiant notamment des titres en espagnol ou d’auteurs espagnols. Il décède à Toulouse en 1502. Il est possible qu'il ait dû quitter la péninsule après avoir imprimé le De confessione de Pedro de Osma, titre condamné par l’Inquisition à Saragosse en 1478, et à nouveau condamné en 1479.
La richissime bibliothèque de la cathédrale de Ségovie conserve toujours, aujourd’hui, un certain nombre de livres légués par l’évêque Dávila, outre le seul exemplaire connu du célébrissime Synodal, le manuscrit du Codex canonum ayant apparemment servi pour le travail d’impression, et cinq autres exemplaires des éditions anciennes du prototypographe. Pratiquement tous les exemplaires incunables attribués à l’atelier de Párix à Ségovie et aujourd’hui conservés se trouvent dans les bibliothèques espagnoles, celle de la cathédrale de Ségovie au premier chef. 
Voici en définitive une excursion qui nous aura fait retrouver presque à l’improviste un certain nombre de thèmes majeurs: celui des transferts, d'abord, avec cet exemple qui nous conduit d’Allemagne en Italie, puis d’Italie en Espagne, et finalement en France –nous avons présenté ailleurs le rôle de la mer Tyrrhénienne dans les premiers développements de l’imprimerie. Les thèmes aussi des réseaux, par lesquels s’opèrent précisément les transferts, et de l’innovation. Nous ne croyons en revanche pas une seconde, s'agissant de cet exemple, à la pertinence de la problématique opposant centre et périphérie: Ségovie est certes une ville périphérique par rapport à la vallée du Rhin, et elle est une ville d’importance secondaire par rapport à d'autres grandes villes européennes ; elle n’en est pas moins la première ville d’Espagne où l’on ait imprimé, précisément parce que, à ce niveau, ce sont certains facteurs spécifiques qui jouent le rôle principal –ceux que nous avons essayé de présenter dans le billet d’aujourd’hui. Enfin, au passage, le dossier Párix permet de souligner un point souvent négligé, et qui concerne le rôle essentiel de Rome dans la première diffusion de l'art nouveau de la typographie.

Aimé Lambert, « Jean Parix. Imprimeur en Espagne (1472?-1478?), puis à Toulouse », dans Annales du Midi, t. 43, n° 172, 1931, p. 377-391.
Fermín De Los Reyes Gómez, « Segovia y los orígenes de la imprenta española », dans Revista General de Información y Documentación, vol. XV, n° 1, 2005, p. 123-148 (et les autres travaux de cet auteur).
À Toulouse, Parix a aussi travaillé sur un autre dossier emblématique des transferts, dossier que nous avons déjà évoqué, à savoir celui de la Mélusine traduite de français en castillan: voir à ce sujet Laura Baquedano, « Le pouvoir du livre : stratégies des imprimeurs dans les seuils de l'Historia de la linda Melosina (1489) », dans Cahiers d’études hispaniques médiévales, 2012, n° 35, p. 233-242.

samedi 15 août 2015

L'Escorial: censure à la bibliothèque

Le fils aîné de Charles Quint et d’Anne d’Autriche, Philippe II d’Espagne (né à Valladolid en 1527), est le souverain le plus puissant d’Europe. Son éducation a été particulièrement soignée, et il est très tôt appelé à la gestion des affaires publiques, lorsque son père doit quitter la péninsule. Duc de Milan dès 1543, il épouse dix ans plus tard Marie Tudor, reine d’Angleterre (1553), et reçoit la couronne de Naples (1554). Enfin, il succède pleinement à son père pour les anciennes possessions de Bourgogne (1555), puis pour la couronne d’Espagne et ses possessions d'outre-mer (1556). Il épousera Élisabeth de France en 1559, ce qui lui permettra de prétendre à la succession d'Henri III après l'assassinat de celui-ci. 
Philippe II est le souverain de la Contre-Réforme, et il place la défense de la foi catholique au cœur de sa politique –et de sa vie: il soutient les décisions du Concile de Trente, admises en Espagne comme lois fondamentales, et il impulse les entreprises contre les Turcs, qui aboutissent notamment à la victoire de Lépante en 1571. La lutte traditionnelle contre la France s’ouvre par une victoire écrasante, à la bataille de Saint-Quentin (1557). Cette décennie 1560 est peut-être celle de l’apogée du règne, alors que la période suivante sera marquée par l’engagement de la lutte contre l’Angleterre, par les débuts de la «Guerre de 80 ans» aux Pays-Bas, et par l’échec définitif  des entreprises visant à s’imposer en France.
Si Philippe II transfère en 1561 la cour royale à Madrid, faisant dès lors de cette ville la capitale espagnole, il lance en même temps la construction du gigantesque monastère-palais de l’Escurial (El Escorial), à une cinquantaine de kilomètres de là, dans un lieu retiré au pied de la Sierra de Guadarrama. L’entreprise répond au vœu prononcé par le souverain à la suite de la victoire de Saint-Quentin, le 10 août 1557, jour de la Saint-Laurent. Le complexe comprend un monastère, le palais royal, et la nécropole de la dynastie espagnole. L’architecte Juan de Toledo, qui a lancé le chantier, meurt en 1567, et son assistant Juan de Herrera lui succède: malgré le gigantisme, les travaux ne dureront que vingt-et-un ans, et l’ensemble se signale par son unité de conception et de style. Le choix est celui d’une rigidité et d’une sobriété certaines, à l’extérieur comme à l’intérieur, notamment dans les appartements privés. Au total, le symbole est étonnant, du souverain aux pleins pouvoirs qui veut se tenir le plus proche possible de Dieu.
Au centre de la façade principale (façade ouest), au deuxième étage, se trouve la grande galerie (54 m) abritant la bibliothèque, qui est sans doute la première grande bibliothèque moderne d’Europe –entendons, une bibliothèque dans laquelle les traditionnels pupitres ont laissé la place à une série d’armoires murales sur tout le pourtour de la salle. Nous savons que la bibliothèque est achevée en 1584, tandis que l’architecte lui-même, Herrera, est chargé du mobilier d’aménagement.
La décoration picturale est particulièrement intéressante, et a fait l’objet d’un certain nombre de travaux: elle a été réalisée pour l’essentiel par le peintre bolonais Peregrino Tibaldi, choisi par Philippe II pour ce chantier. Le programme pictural nous conduit, selon un ordre supposé chronologique, de la tradition savante antique (avec la représentation de l’école d’Athènes, illustrée par les figures de Socrate et de Zénon) à la «science des sciences», alias la théologie, véritable clé de voûte des connaissances humaines. Le progrès et la validité des connaissances sont ainsi directement liés au triomphe de la foi catholique.
© La Bóveda de la Biblioteca Real, S. Lorenzo del Escorial, EDES, 2010, p. 38.
Arrêtons-nous aujourd’hui sur un simple détail. Le tableau en demi-lune mettant en scène la Théologie surmonte lui-même une toile rectangulaire, sous-titrée «Concilium Nicenum»: rappelons que le premier concile de Nicée est réuni par l’empereur Constantin en 325, qu’il vise à réduire les difficultés dogmatiques entre les différentes communautés chrétiennes, et qu’il est considéré comme le premier concile œcuménique de l’Église. Il est notamment marqué par la condamnation de l’hérésie d’Arius, ce qui est précisément l’épisode choisi par le peintre pour sa représentation. Le concile est présidé par l’empereur, au premier plan, lequel est entouré par le groupe des évêques. Le deuxième personnage principal est cependant Arius lui-même, dans une robe mauve: il vient d’être confondu et tombe lourdement à terre, alors que sa chaise vient juste de se briser. Face à lui, Constantin est en train de livrer au feu des feuilles portant les propositions d’Arius.
Il nous semble remarquable de découvrir ainsi à l’Escurial une des premières représentations figurées mettant en scène, dans une bibliothèque, la destruction des écrits et des livres par le feu, selon un modèle que nous avons retrouvé au XVIIIe siècle, notamment à Eger. Rien que de logique à cela: le concile de Trente, si cher à Philippe II, ne traite-t-il pas dans plusieurs de ses sessions de la définition des livres sacrés, de la censure des livres et de l’Index des livres interdits?

Michael Scholz-Hansel, «Las obras de Pellegrino Tibaldi en el Escorial: un resumen original del Arte italiano del su tempo», dans Imafronte, 8-9 (1992-1993), p. 389-401.
Et, pour une visite virtuelle de la bibliothèque: Bibliothèque de l’Escurial (attention! Le maniement de la sphère n’est pas si facile…).

dimanche 9 août 2015

Nouvelle publication: Pierre Benoit

Pierre Benoit, maître du roman d’aventures,
publié sous la direction d’Anne Struwe-Debeaux, préface de Gérard de Cortanze,
Paris, Hermann, 2015,
312 p., ill.
ISBN 978 2 7056 9081 6

Sommaire
Gérard de Cortanze, Préface
Anne Struve-Debeaux, Avant-propos
Frédéric Barbier, Pierre Benoit et l’histoire du livre
Luc Rasson, Modernité de Pierre Benoit?

L’aventure réinventée
Hossein Tengour, La prose de Pierre Benoit: entre roman d’aventure et récit poétique
Paul Kawczak, La mort de l’aventurier
Edith Perry, Mademoiselle de La Ferté: une poétique de l’ambiguïté 

L’autre, l’ailleurs
Jean Arrouye, Erromango, un bilan négatif de la colonisation
Hélène Tatsopoulou, Saint-Jean d’Acre de Pierre Benoit, à la croisée des cultures et des passions 

Aux sources de l’œuvre
Chantal Foucrier, L’Atlantide ou l’art d’accommoder les restes
Thierry Ozwald, Pierre Benoit, un disciple de Mérimée
Anne Struve-Debeaux, Réalité contemporaine et création littéraire dans Notre-Dame de Tortose
Stéphane Maltere, Ce que nous apprend un manuscrit de Pierre Benoit: le cas de La Sainte Vehme (1958)

La part de l’érudition
Catherine Helbert, La réception de Pierre Benoit par La NRF et Benjamin Crémieux. De l’éreintement… à la louange?
Jean-François Croz, Pierre Benoit et le monde savant: entre séduction et dérision

Adaptations cinématographiques
Erik Pesenti-Rossi, Antinéa au cinéma: mythe, pastiche, «normalité»
Peter Schulman, Le Lichtspiel saharien de Pabst: L’Atlantide sur le divan du désir

Regards d’écrivains
Henri Lhéritier, Une verticale de Pierre Benoit
Stéphane Héaume, Pour Pierre Benoit