vendredi 23 octobre 2015

Prosopographie et histoire du livre

La signification possible de concepts pourtant à la mode reste parfois incertaine, et cela non seulement chez les politiciens (dont c’est trop souvent la marque de fabrique), mais aussi chez certains spécialistes, dont les historiens. Ne parlons pas de la «mémoire» ni des «lieux de mémoire», encore moins de l’«identité» ou de la «mondialisation», mais soulignons le fait que, par exemple, une «histoire mondiale» n’est pas une «histoire globale» du livre, et que son projet ne se limite pas à la juxtaposer plus ou moins habilement des histoires du livre rédigées par pays, ou regroupées sur des critères plus ou moins artificiels.
La prosopographie aussi apparaît parfois comme l’un de ces concepts flous, elle qui était à la mode voici une vingtaine d’années, qui s’est trouvée par la suite un petit peu délaissée, mais qui aujourd’hui revient peut-être sur le devant de la scène. De ce regain de faveur, nous ne prendrons pour preuve que le séminaire «La prosopographie, objets et méthodes» organisé entre l’ENS de Lyon et l’Université de Paris I. Gabriel Garotte cite Claire Lemercier et Emmanuelle Picard, lorsqu’il explique que la prosopographie serait «une sorte de style de recherche, quelque chose de moins nettement défini en tout cas qu’une méthode, de moins rigide qu’un courant ou une école».
Il n’est pas utile de revenir sur l’étymologie du terme, qui relève de la rhétorique: la prosopographie désigne la description physique d’une personne. Le terme est repris par les historiens antiquisants, notamment en Allemagne, lorsqu’ils se lancent dans la réalisation de dictionnaires recensant les individus membres d’un certain groupe social, appartenant à une certaine famille ou habitant une certaine ville ou région. Paul Poralla consacre sa thèse à la «Prosopographie des Lacédémoniens», thèse publiée à Breslau à la veille de la Première Guerre mondiale (Prosopographie der Lakedämonier bis auf die Zeit Alexanders des Grossen). Le modèle de ces recherches est donné, en France, par le travail consacré par Claude Nicolet à l’ordre équestre dans la Rome républicaine: le premier volume envisage les définitions juridiques et les structures sociales de l’ordre équestre de 312 à 43 av. J.-C., tandis que le second constitue une Prosopographie des chevaliers romains, le tout ne représentant pas moins de 1150 pages (Claude Nicolet, L’Ordre équestre à l'époque républicaine (312-43 av. J.-C.). I. Définitions juridiques et structures sociales ; II. Prosopographie des chevaliers romains, Paris, 1966-1974, 2 vol., 1150 p. (BEFAR, 207 et 270)).
On le voit, la prosopographie ne s’identifie pas, pour l’historien, à un simple dictionnaire biographique : elle suppose, bien évidemment, un travail considérable de reconstruction biographique érudite d’un groupe de population, mais cette reconstruction sera conduite selon un cadre en principe normalisé (autrement dit, sur la base d'une fiche-type), de manière à autoriser, autant que possible, un traitement sériel des données ainsi rassemblées. Le fichier des biographies pourra certes être publié, mais il ne débouchera sur un travail prosopographique que s’il fait l’objet d’une exploitation relativement poussée, souvent dans une perspective d’histoire sociale au sens le plus large, ou dans une perspective d’anthropologie historique (centrée par exemple sur l’histoire des familles, sur le rôle des femmes, ou encore sur l’histoire de la formation et de l’apprentissage).
Dans cet ordre d'idées, que pouvons-nous dire des travaux réalisés en Allemagne et dans les pays germanophones dans le domaine de la prosopographie de ce que nous avions appelé les «gens du livre»? Laissons de côté la définition même du corpus étudié, et les deux problèmes de savoir de quelle géographie il s’agit, et comment se définit sur le plan fonctionnel la «librairie allemande» (il convient toujours de se garder de trop respecter le «politiquement correct», et de transposer dans le passé des catégories du présent). Les principaux titres cités relèvent moins de travaux de prosopographie stricto sensu que de dictionnaires biographiques. De même, ils privilégient le plus souvent le monde des imprimeurs (Buchdrucker), ce qui est peut-être moins gênant dans la tradition allemande que dans d’autres géographies, mais n’en entraîne pas moins le fait que les libraires de détail et autres diffuseurs restent quelque peu négligés.

La tradition allemande des dictionnaires d’imprimeurs est ancienne, mais toujours très vivante. Les grands classiques sont connus de tous. Soit, par ordre chronologique des périodes décrites:
Ferdinand Geldner donne, en 1968-1970, les deux volumes de son dictionnaire des imprimeurs allemands du XVe siècle: Die deutschen Inkunabeldrucker, Stuttgart, Hiersemann, 2 vol. I- Das deutsche Sprachgebiet, 1968. II- Die fremden Sprachgebiete, 1970. Le classement suit l'ordre alphabétique des villes, ce qui est resté une tradition allemande.
Ce travail reprend les données fournies par Konrad Haebler, lequel avait publié dès 1924 son «dictionnaire des imprimeurs allemands du XVe siècle à l’étranger» (Die Deutschen Buchdrucker des XV. Jahrhunderts im Auslande, München, Jacques Rosenthal, 1924). À titre personnel, signalons que nous avons beaucoup utilisé ces grands répertoires pour l’étude des migrations professionnelles dans une perspective d’anthropologie historique:
Frédéric Barbier, «Émigration et transferts culturels: les typographes allemands et les débuts de l’imprimerie en France au XVe siècle», dans Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Comptes rendu des séances de l’année 2011, janvier-mars, Paris, diff. De Boccard, 2011 [sic pour 2012], p. 651-679. Point de vue élargi dans : id., «Émigration et transferts culturels dans la « librairie » aux époques moderne et contemporaine: le cas de l’Allemagne et de la France», dans Mobilità dei mestieri del livro tra quattrocento e seicento, dir. Marco Santoro, Samanta Segatori, Pisa, Roma, Fabrizio Serra, 2013, p. 39-54 («Biblioteca di Paratesto», 8).
Les deux siècles qui suivent sont couverts par les classiques de Josef Benzing, Die deutschen Buchdrucker des 16. und 17. Jts im deutschen Sprachgebiet, 2e éd., Wiesbaden, Harrassowitz, 1982. Id., Die deutschen Verleger des 16. und 17. Jts im deutschen Sprachgebiet, Frankfurt-a/Main, Buchhändler Vereiningung, 1977. Le premier titre a fait l’objet d’une refonte intégrale, avec mise à jour, avec le volume exemplaire de Christophe Reske, Die Buchdrucker des 16. und 17. Jts im deutschen Sprachgesbiet. Auf der Grundlage des gleichnamigen Werkes von Josef Benzing, Wiesbaden, Harrassowitz, 2007, XXXI-1090 p. («Beiträge zum Buch-und Bibliothekswesen», 51).
David Paisey ne donne qu’une liste beaucoup plus brève, qui s’apparente à une table, mais dont le propos est de recenser les imprimeurs, libraires et éditeurs allemands de la première moitié du XVIIIe siècle: David L. Paisey, Deutsche Buchdrucker, Buchhändler und Verleger, 1701-1750, Wiesbaden, Otto Harrasowitz, 1988 («Beiträge zum Buch- und Bibliothekswesen», 26).
Bien entendu, il y faudrait citer ici nombre d’autres titres, dont les références figurent dans la bibliographie des grands manuels. On doit aussi renvoyer aux synthèses présentant la situation de l’histoire du livre outre-Rhin, notamment les deux volumes Buchwissenschaft in Deutschland. Ein Jandbuch, dir. Ursula Rautenberg, Berlin, New York, Walther de Gruyter, 2010, 2 vol. (surtout t. I, 2e partie: «Forschungsberichte»).

Notre dernier ordre d’observations portera sur les «autres sources» susceptible d’être mobilisées dans la perspective d’un travail de prosopographie. Il n’est pas utile de s’arrêter sur les multiples monographies, histoires de la «librairie» dans telle ou telle ville ou région, ou monographies d’entreprise (par ex. le travail exemplaire consacré par Bernhard Fischer à Johann Friedrich Cotta:
Bernhard Fischer, Der Verlger Johann Friedrich Cotta. Chronologische Verlagsbibliographie, 1787-1832, aus den Quellen bearbeitet, Marbach, Deutsche Schillergesellschaft; München, K.-G. Saur, 2003, 3 vol.
Mais, on le voit, la masse des données à prendre en compte s’accroît dans des proportions telles que la réalisation d’une prosopographie se fait de plus en plus problématique pour le XVIIIe siècle, puis pour l’époque contemporaine. À cet égard, un certain nombre de sources sérielles est pourtant mobilisable, sources parmi lesquelles nous mentionnerons d'abord les grandes séries de dictionnaires biographiques (Allgemeine deutsche Biographie, et la compilation nouvelle de la Neue deutsche Biographie), mais aussi les annuaires professionnels dont les séries sont pratiquement continues depuis les années 1820 en Allemagne: Otto August Schulz, Allgemeines Adressbuch für den deutsche Buchhandel, Leipzig, Schulz, 1839->
En Autriche, la série est moins complète: Adressbuch für den österreichischen Buch–, Kunst– u. Musikalienhandel, éd. Perles, Wien, 1863, etc.
Bien évidemment, les sources disponibles sur Internet sont aujourd'hui omniprésentes, par ex. sur les marques typographiques, ou encore sur les reliures anciennes, etc. Les données mobilisables par le biais des OPAC et des catalogues collectifs (INKA, VD16, VD17 et VD18) fournissent des masses d’informations jusque là pratiquement inaccessibles: il devient possible, comme l’a en partie fait Reske, de croiser les éléments fournis par les répertoires biographiques proprement dit, les informations nouvelles collectées depuis leur parution, et les séries bibliographiques que l’on aura collectées sur Internet.
Une dernière remarque, pour finir: dans le domaine de l’histoire du livre, la prosopographie suppose une certaine forme d’expertise. Il faut être en mesure de faire la critique des sources, pour savoir ce qu’elles peuvent représenter (ou non), donc il faut avoir une idée du régime de la librairie, ou encore de l’histoire des collections, voire de l’histoire générale et de la géographie historique. Il faut être formé à la bibliographie matérielle. Il faut maîtriser un certain nombre de langues, à commencer par le latin, lingua franca de la librairie européenne et principale langue de publication, selon les géographies, au moins jusqu’à la Guerre de trente ans (mais aussi l’italien, l’allemand, le français, et l’espagnol, voire des langues de publication plus rares). Mentionnons pour mémoire les autres sciences auxiliaires, non sans insister pourtant le rôle de la paléographie, et sur les difficultés certaines que peut poser la lecture des archives allemandes jusqu’à la Première Guerre mondiale, sinon plus tard (la deustche Kurrentschrift).

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