mardi 8 mars 2016

Imprimeurs et libraires: à propos de la géographie du livre

La publication de L’Apparition du livre, par Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, en 1958, a imposé le fait que l’imprimé est aussi, et peut-être d’abord, une «marchandise». Avec l’invention de la typographie en caractères mobiles par Gutenberg au milieu du XVe siècle, se met en effet peu à peu en place une nouvelle logique de la production et de la diffusion. Parmi les catégories qui s’imposent au premier plan, celle de «marché» induit une reconfiguration radicale des rapports entre les différents acteurs de la nouvelle chaîne du livre: l’auteur et l’auteur secondaire, l’imprimeur (et ceux qu’il emploie), le capitaliste investisseur, le diffuseur et, in fine, le public des lecteurs, sans oublier les acteurs du pouvoir, dispensateurs de gratifications et de privilèges, instaurateurs aussi de dispositifs de surveillance et de contrôle –sans oublier non plus les acteurs d'autres branches conjointes d'activités, comme celle de la papeterie. 
Ces phénomènes se développent au sein de logiques spatiales dont les jeux imbriqués fonctionnent à la fois comme agents d’équilibre et comme facteurs de changement. L’Apparition du livre comprend deux cartes illustrant la distribution des ateliers d’imprimerie en Europe au XVe siècle, lesquelles deux cartes ont été largement reprises par d’autres auteurs, et ce jusqu’à aujourd’hui. Les données qu’elles compilent se trouvent pourtant être en partie dépassées, grâce en particulier aux apports provenant des nouvelles sources numériques massivement disponibles sous la forme de bases de données (comme les principaux catalogues collectifs d’incunables, l’ISTC, l’INKA et le GKW). Il y a quelques années, notre collègue Philippe Nieto a compilé les données relatives à la géographie des presses au XVe siècle, et présenté les principaux résultats de son travail dans un important article des Mélanges Pierre Aquilon (cf réf. infra).
Cet enrichissement massif de nos connaissances suggère un certain nombre d’observations, dont les premières abordent le problème de l’insertion d’une branche nouvelle d’activités –ce que l’on désignera plus tard comme les industries polygraphiques– dans une géographie donnée. Dans un premier temps, c’est la phase initiale de dissémination: observable d’abord jusqu’en 1470, elle est considérablement accélérée dans les décennies 1470 et 1480, quand «l’Europe entière se couvre d’ateliers». Dès la fin du XVe siècle, nous entrons pourtant dans une logique différente, marquée par un certain repli et par une concentration de plus en plus sensible (voir Niéto, carte n° 8, p. 153). Les ateliers qui ne peuvent se maintenir disparaissent, tandis que les principaux centres de production (rappelons que les quatre premiers centres sont, en 1500, Paris, Venise, Leipzig et Lyon) s’emparent d’une proportion croissante du marché (carte n° 11, p. 156).
Nous sommes dès lors devant une configuration géographique modernisée, marquée par trois caractéristiques majeures:
1) La «grande librairie» est aux mains d’un certain nombre d’ateliers de tout premier plan, lesquels sont installés dans des villes têtes de réseau(x).
2) Les différentes villes et les différents ateliers tendent dans une certaine mesure à se spécialiser. On remarquera, par ex., que les processus d’innovation se développent dans des villes qui doivent s’imposer dans une conjoncture éventuellement difficile: Lyon n’est pas ville d’université, et elle n’est pas le siège des organes de la monarchie, mais c’est à Lyon que l’on se lancera pour la première fois dans la production de livres imprimés en langue française et, s’agissant de la France, de livres imprimés intégrant des illustrations.
3) Les centres les moins importants auront tendance à n’abriter plus qu’une activité épisodique (comme celle d’un Jehan de Liège à Valenciennes), et surtout à s’orienter vers une production «de niche», ou vers une production que nous pourrions dire d’intérêt local ou régional.
Il serait bien sûr tout particulièrement précieux de poursuivre l’analyse à partir du XVIe siècle, sur la base des principaux catalogues collectifs aujourd’hui disponibles, à commencer par le VD16 et ses suites (VD17, VD18). Nous en restons pourtant à l’heure des desiderata, dans la mesure où les bases de données ne sont pas toujours compatibles entre elles, où des géographies entières ne font pas l’objet de catalogues collectifs suffisamment complets et fiables, et où, bien évidemment, la masse de la production à prendre en considération se trouve considérablement accrue par rapport au XVe siècle.
Pour autant, les trois caractéristiques qui tendent à s’imposer au tournant des années 1500 s’observent, peu ou prou et compte tenu des modifications de la conjoncture générale (on pense notamment aux effets induits par la géographie politique), tout au long de la «librairie d’Ancien Régime».
C’est ainsi par exemple que la géographie de l’imprimerie française au XVIIIe siècle se concentre dans la capitale, pour une part à cause de la politique mise en œuvre par la monarchie. Face à Paris la production provinciale sera en partie orientée vers des formes de spécialisation, ou vers la production intéressant la ville et sa région. Emmanuelle Chapron montrait, dans une récente conférence tenue à l’EPHE, comme une ville comme Limoges se spécialise, avec l’atelier des Barbou, dans la production de manuels scolaires diffusés dans la géographie relativement large du sud-ouest du royaume; de même, elle insistait sur le rôle cruciale du privilège d’imprimeur de l’intendance, de l’évêché, de l’université, du collège ou encore de la Ville, pour l’équilibre des petits ateliers typographiques locaux.
La «deuxième révolution du livre», marquée par la production de masse et par la mécanisation, puis par l’industrialisation, introduira de nouveaux et profonds bouleversements dans une géographie du livre dont le cadre de fonctionnement tend à s’élargir de plus en plus. Nulle doute que la «troisième révolution», celle actuelle des nouveaux médias, n’induise des changements encore plus radicaux, avec la reconfiguration de la chaîne de production, avec la mondialisation et avec la «transparence» nouvelle de l’espace.
Mais nous conclurons en insistant sur un autre point. Les historiens, surtout modernistes, étudiant la géographie du livre ont traditionnellement mis l’accent sur le rôle des ateliers typographiques. Sans vouloir en rien minimiser ce rôle, il n’en est pas moins évident qu'il faut prendre en considération les différentes fonctions remplies par les uns et par les autres. Dans les dernières décennies du XVe siècle, le pouvoir dans la branche passe déjà aux mains des capitalistes investisseurs, qui peuvent effectivement être des imprimeurs-libraires, souvent aussi de simples «libraires» (actifs dans la diffusion et dans l’édition), voire des personnages extérieurs au monde des professionnels proprement dit. Dans un nombre non négligeable de cas, le typographe est réduit à une forme de travail à façon, répondant à des commandes qui peuvent venir de géographies parfois relativement éloignées.
Colophon de Heinrich Gran, mentionnant que l'édition (ici, Pelbartus de Temeswar) a été commandée par Rynmann, 1504.
Même si Heinrich Gran jouit d’une aisance confortable à Haguenau à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, ce n’est pas lui qui a l’initiative: comme imprimeur, il répond d’abord aux commandes qui lui sont passées depuis Augsbourg par Johann Rynmann (201 titres connus!). Rynmann, qui n’est pas lui-même imprimeur, passe d'ailleurs aussi des ordres à des ateliers de Strasbourg, de Bâle, de Nuremberg, et même de Venise.
Bref, la géographie économique de la «librairie d’Ancien Régime» ne recouvre certes pas la seule géographie typographique. L’accent doit aussi, sinon surtout, être mis sur les structures, sur les pratiques et sur les réseaux du financement et de la distribution, parce que ce sont ces derniers qui organisent le marché, et qui encadrent les conditions de la fabrication. Et, si nous nous placions du point de vue non pas de l’économie et du marché, mais de la réception et de la lecture, il conviendrait de prendre aussi en considération la présence ou non de bibliothèques et de collections de livres plus ou moins accessibles à un public élargi...

Philippe Niéto, «Géographie des impressions européennes du XVe siècle», dans Le Berceau du livre : autour des incunables. Études et essais offerts au Professeur Pierre Aquilon par ses élèves, ses collègues et ses amis, dir. Frédéric Barbier, Genève, Librairie Droz, 2004, p. 125-174 (RFHL, n° 118-121).
François-J. Himly, Atlas des villes médiévales d'Alsace, Strasbourg, Fédération des sociétés d'histoire et d'archéologie d'Alsace, 1970 (et en ligne ici).

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