vendredi 29 juillet 2016

Morhof et la polymathie

Notre dernier billet évoquait quels pouvaient être les cercles de solidarité au sein desquels s’était déroulée la vie d’un savant et bibliographe d’Allemagne du nord au XVIIe siècle, à savoir Daniel Georg Morhof. Venons-en aujourd’hui à son livre le plus connu, le Polyhistor, entrepris alors que Morhof enseigne l’art oratoire, la poésie et l’histoire (cette dernière discipline à compter de 1673) à l’université de Kiel, où il est par ailleurs en charge de la bibliothèque (1680).
La tradition des collèges et universités allemandes est en effet celle de placer la bibliothèque sous la responsabilité d’un enseignant, assisté par un certain nombre d’aides, éventuellement des étudiants. Les fonds les plus anciens de cette bibliothèque proviennent des collections confisquées depuis la deuxième moitié du XVIe siècle, mais l'institution elle-même n’a pas encore de budget, et les acquisitions à titre onéreux restent exceptionnelles jusque dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. Le catalogue des acquisitions réalisées sous la gestion de Morhof et de son successeur est toujours conservé à Kiel (Index librorum Kiloniensis, qui Biblioth. Acad. accesserunt Bibliothecariis D. G. Morhofio et Christoph. Franckio).
Le Polyhistor, qui correspond à l’enseignement proposé par Morhof à Kiel, est considéré comme une des œuvres savantes majeures du baroque allemand. Le projet de l'auteur est celui de tracer un tableau du savoir global, dans une perspective à la fois généraliste, pratique et sécularisée: l’accumulation du savoir par la lecture et par la compilation débouche sur une histoire critique des savoirs et des savants. 
© Collectio Quelleriana
Le Polyhistor se donne par conséquent comme une somme ordonnée des savoirs: mais ces savoirs aussi bien que cet ordre sont provisoires, destinés à être substitués dans le cadre d’un travail poursuivi dans le temps par la communauté des savants. À cet effet, l'ouvrage offre des méthodes, des instruments et des procédés permettant de se guider aussi bien dans la masse des connaissances, d’en opérer la critique et de les classer, que d’en tirer le meilleur profit pour aller plus loin. Il y a dans cet ouvrage un aspect éminemment pratique, et l’on peut penser que c’est ainsi qu’il a été largement utilisé (Françoise Waquet, p. 10 et suiv.: cf réf. infra).
On le comprend, un aspect très intéressant du travail de Morhof concerne sa conception selon laquelle le travail intellectuel et l’élaboration des savoirs sont rendus possibles par un certain nombre d’instruments spécifiques: les livres, certes, mais aussi les bibliothèques, la sociabilité savante, l’échange épistolaire ou encore la pratique des conversations érudites.
Le Polyhistor est divisé en livres, dont le premier se trouve précisément consacré aux choses du livre (Liber bibliothecarius): le chapitre I traite de l’objet même de Morhof, la «polymathie» (De Polymathia), autrement dit le projet d’acquérir un savoir encyclopédique; le chapitre II propose une théorie de l’«histoire littéraire» (Historia literaria), laquelle apporte au projet de polymathie sa dimension chronologique –bien entendu, il faut entendre «littéraire» dans son sens le plus large, et non pas dans le sens aujourd'hui le plus courant, celui qui fait référence à la «littérature».
Les chapitres III et IV nous intéressent encore plus, puisqu’ils traitent, pour le premier, de la bibliothèque (De re bibliothecaria), et pour le second, de la bibliothéconomie (De mediis erigendarum bibliothecarum, deque earum ornatu). Parmi d’autres auteurs, Gabriel Naudé s’y trouve tout particulièrement cité. Pour autant, nous n'avons pas identifié d'exemplaire ancien de l'Advis qui soit aujourd'hui conservé à Kiel.
Portrait de l'auteur (taille-douce de Diederich Lemküs) (© Collectio Quelleriana)
Mais passons à l’histoire du livre: le Polyhistor a en effet une histoire éditoriale complexe. Morhof donne les deux premiers livres du tome I en 1688, le livre III est édité par Heinrich Mühle et sort en 1692, un an après la mort de l'auteur. La suite sera donnée à partir de notes prises par les auditeurs ayant assisté aux cours –ce qui n’est pas sans poser une nouvelle fois la question de l’auctorialité du texte. La première édition complète sort en 1708, suivie par l’édition de 1714 (dite seconde édition), et par deux autres en 1732 et 1747.
Johann Moller est responsable de l’édition de 1714: né en 1661 à Flensburg, où son père était pasteur, Moller est étudiant à Kiel et à Leipzig, avant de faire toute sa carrière à l'école latine (Lateinschule) de Flensburg, dont il sera recteur. Il avait épousé la fille du Bürgermeister de Flensburg, ville où il décède en 1725. Avec Morhof et Moller, nous sommes pleinement dans l’orbite des premières Lumières d’Allemagne du nord et de la Baltique, en même temps que devant un monument caractéristique du glissement de l’âge du baroque à celui de l’Aufklärung

Morhof, Daniel Georg [et Johann Moller, éd.],
Danielis Georgi Morhofi Polyhistor literarius, philosophicus et practicus. Maximam partem opus posthumum, accuratè revisum, emendarum, ex autoris annotationibus αυτογραφοισ, & MSS aliis, suppletum passim atque auctum, in paragraphos distinctum, librorum capitumque summariis, hypomnematis quibusdam historico-criticis, duabusque praefationibus, sive diatribus isagogicis prolixioribus, T. I. atque II. Praefixis, quarum prior Morhofii vitam et scripta, partim edita, partim inedita atque affecta, Polyhist. Historiam, et eruditorum de illis judicia exhibet, illustratum à Johanne Mollero, Flensb. et sic integrum Orbi Literato exhibitum. Accendunt indices necessari,
editio secunda, priori multo correctior
[avec privilège impérial octroyé pour la première édition complète et daté de Vienne, 5 sept. 1707], 
Lubecae [Lübeck], sumtibus Petri Böckmanni, anno MDCCXIV [1714],
3 t. en 2 vol., petit 4°.

Bibliographie : Mapping the World of Learning : The Polyhistor of Daniel Georg Morhof, éd. Françoise Waquet, Wiesbaden, Harrassowitz, 2000 («Wolfenbütteler Forschungen», 91).

samedi 23 juillet 2016

Géographie et généalogie de la culture

Le Polyhistor de Daniel Georg Morhof, publié à partir de 1688, est un ouvrage qui nous introduit dans un paysage culturel original, celui de l’Europe septentrionale, Allemagne du nord, espace de la Baltique et Scandinavie. Son exemple permet de présenter plusieurs cercles d’organisation. Notre objet sera, aujourd’hui, celui de proposer une introduction historique au Polyhistor, tout en montrant quelle place peut être tenue, dans les itinéraires individuels, par les strates d’une géologie culturelle remontant parfois à plusieurs siècles.
Le premier cercle est celui de la bourgeoisie urbaine. Morhof est né en 1639 dans l’ancienne ville hanséatique de Wismar, et dans un milieu dont le statut social est éminemment lié à l’écrit. Son père exerce en effet la charge de notaire, et de secrétaire du Magistrat. Il convient de souligner l’ancienneté d’une tradition qui lie la présence d’une puissante bourgeoisie négociante et la fondation d’institutions communautaires d’enseignement: les villes d’Allemagne du nord, de Hambourg à Brunswick, à Lubeck, à Wismar, à Rostock et surtout à Stralsund, sont parmi les premières à mettre en place, à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle, des collèges urbains, pour la formation de leurs futures élites marchandes et administratives. Même si les conditions de développement varient en fonction des rapports entretenus par les villes avec les pouvoirs concurrents, l’Église (comme à Hambourg) ou les princes territoriaux, la tendance est partout la même, qui amènera les Magistrats urbains à prendre à terme pleinement le contrôle de ces institutions.
Bientôt, ces mêmes Magistrats interviennent dans la fondation des premières universités de l’Europe septentrionale: l’université de Rostock est fondée en 1419, sur l’initiative conjointe des ducs de Mecklembourg, de l'évêque de Schwerin et des villes hanséatiques de Hambourg, Lunebourg, Lubeck, Wismar et Rostock, tandis que l’université de Greifswald, en 1459, apparaît davantage comme une création de la bourgeoisie urbaine. Une quinzaine d’années plus tard, les royaumes du nord se dotent, eux aussi, d’universités, d’abord à Uppsala (1477), puis à Copenhague (1479). Enfin, la première université du Brandebourg sera celle fondée à Francfort-s/Oder au tournant du XVe siècle (1506): dans ces trois derniers cas, l’initiative est celle du prince, attentif à former des cadres compétents pour les services de son administration. Elle n’exclut évidemment pas l’appui des élites urbaines, notamment à Francfort-s/O.
Le royaume de Danemark dans la seconde moitié du XVIIe siècle, par Guillaume Sanson (détail) (© Gallica)
Le deuxième cercle est celui de la Réforme. Morhof étudie dans les écoles de Wismar et de Stettin, avant de venir à l’université de Rostock (1657), où il est maître es-artss en 1660. Il passera le doctorat en droit à Franeker l'année suivante. Sa carrière d’enseignant se déroulera quant à elle à Rostock, comme professeur de poésie (1660-1665), puis à Kiel à partir de 1665. Il meurt à Lubeck en 1691. Nous voici dans un espace bien déterminé, qui s’ouvre vers l’ouest jusqu’aux Provinces Unies et à l’Angleterre, pays que Morhof visite à deux reprises. Bien évidemment, cette géographie correspond pleinement, depuis le XVIe siècle, à celle de la Réforme.
Ne préjugeons pas du rôle des problématiques socio-politiques à l’absence du sentiment religieux: l’exemple du duc Julius de Brunswick démontrerait au contraire l’importance de choix personnels qui sont aussi des choix existentiels. Mais, pour en revenir à la question politique, le début du XVIe siècle est un temps de lutte entre le pouvoir impérial qui tente de se renforcer, et les multiples puissances locales et régionales constitutives du Saint-Empire. L’irruption de la Réforme constitue un facteur d’évolution décisif: l’empereur est, avec le pape, à la tête de la chrétienté, la lutte à son encontre sera donc renforcée dès lors que les opposants passeront à la Réforme. La géographie du nord est plus éloignée des pôles du pouvoir catholique tandis que, dans les villes hanséatiques, le choix de la Réforme facilite aussi l’indépendance par rapport aux seigneurs locaux, laïcs ou ecclésiastiques.
Des Églises luthériennes sont bientôt fondées à Hambourg (à partir de 1527), à Brunswick (1528) et à Lunebourg (1529/1530). Les princes territoriaux aussi penchent vers la Réforme: en Prusse (territoire extérieur à l’Empire) dès 1525, en Poméranie (1534/1535), dans les duchés de Mecklembourg (1534-1549) et dans ceux de Schleswig et de Holstein (1536), dans l’électorat de Brandebourg (1538/1539) et, enfin, en Brunswick-Wolfenbüttel (1568). Dans les royaumes du nord aussi, l’instauration de la Réforme a une dimension politique majeure: la Suède de Gustav Vasa passe à la Réforme en 1527/1529, tandis que le roi de Danemark fait le choix du luthéranisme en 1530. La diète de Copenhague, en 1537, prélude à la mise en place d’une Église nouvelle. Partout, la confiscation des biens du clergé renforce considérablement la richesse, donc la puissance, des pouvoirs en place.
Lunebourg et sa place du marché, nov. 2009 (© F. Barbier)
Le troisième cercle est lié à la conjoncture politique de la seconde moitié du XVIIe siècle: en Europe du nord, le rôle dominant va d'abord peu à peu passer du Danemark à la Suède, tandis que nous assistons à la montée en puissance des nouvelles «puissances du nord», le Brandebourg-Prusse, bientôt aussi la Russie. Christian IV, qui règne à Copenhague pratiquement durant toute la première moitié du XVIIe siècle (1588-1648), est le maître des détroits du Sund, et contrôle le commerce de la Baltique. Ses revenus lui permettent de conduire une politique étrangère indépendante de la diète, et son royaume intègre le Danemark proprement dit, le Holstein et le Schleswig, la Norvège et la Scanie, partie méridionale de la Suède, sans oublier les îles de l’Atlantique nord et le Groenland. Pourtant, la fin de son règne voit la montée en puissance de la Suède, tandis que la révolution de 1665 met en place au Danemark une monarchie absolue assez proche du modèle français. L’université de Dorpat/ Tartu est fondée dans le duché de Livonie par le roi de Suède en 1632, et celle de Kiel est une création du roi de Danemark et du duc de Holstein en 1665.
Donc, une conjoncture politique en plein bouleversement. Les puissances du nord apparaissent successivement comme des acteurs clés sur le champ politique européen, le Danemark, la Suède, bientôt le Brandebourg et la Russie: longtemps suédoise, la Poméranie passera en définitive sous la domination du Brandebourg-Prusse. Le modèle de l’absolutisme politique s’impose, et les princes sont attentifs à organiser leurs États selon les catégories de la rationalité politico-administrative moderne. Le rôle de l’imprimé est à tous égard regardé comme fondamental.
Au-delà des réseaux et des solidarités, il nous reste à revenir sur le Polyhistor lui-même, et sur son auteur: ce sera l’objet d’un prochain billet.

samedi 16 juillet 2016

Au XVe siècle: fabriquer des livres... et protéger son investissement

Restons encore, pour ce billet, sur la problématique de la «première révolution du livre» et de l’innovation. S’agissant du marché, nous sommes d’abord dans une logique de dérégulation à peu près complète: les productions ne font l’objet d’aucune protection, tandis qu’aucun contrôle ne s’exerce encore sur les contenus. Par suite, un titre à succès sera reproduit parfois très largement par des ateliers typographiques installés dans différentes villes –à commencer par la Bible, produite d’abord à Mayence (1455, 1458), puis à Bamberg et Strasbourg (1460), Bâle (1468), Rome et Venise (1471), etc. La question peut paraître secondaire pour des titres anciens, mais son acuité se fera plus sensible s'agissant d'œuvres d'auteurs contemporains.
L’innovation dans l’organisation juridique de la branche vient d’abord, une nouvelle fois, de la dimension capitaliste de l’activité d’imprimerie. Elle apparaît très tôt en Italie du nord: Venise est l’une des plus grandes villes européennes, avec une population de quelque 100000 habitants, elle constitue une puissance politique majeure, à la tête d’un véritable empire, et elle contrôle des routes de négoce qui s’étendent à travers toute l’Europe et jusqu’en Méditerranée orientale, voire au-delà. Si sa position est rendue plus difficile par la progression des Ottomans, les relations intellectuelles avec le monde grec, traditionnellement très denses, sont encore renforcées après la chute de Constantinople en 1453. Le point n’est pas sans importance pour les activités liées à l’imprimerie, dans la mesure où Venise apparaît comme un centre majeur dans la géographie des études grecques en Occident. Le legs de sa bibliothèque à la Sérénissime par le cardinal Bessarion, décédé à Ravenne en 1472, vise à en faire un conservatoire de la civilisation byzantine, en même temps qu’un fonds ouvert aux chercheurs (1).
Les réseaux allemands sont à l’origine de l’introduction de l’imprimerie à Venise, puisque celle-ci est le fait de Johann v. Speier (Johannes de Spira), lequel donne en 1469, deux éditions successives des Lettres (Epistolae familiares) de Cicéron (2). Chacune d’elles se clôt par un colophon en forme de petit poème, suivi de la date (M.CCCC.LVIIII) :
1ère édition:
Primus in Adriaca formis impressit aenis
Le premier dans la ville de l’Adriatique, Jean, né à Spire,
Urbe libros Spira genitus de stirpe Johannes.
a imprimé des livres, en usant de formes d’airain.
In reliquis sit quanta vides spes lector habenda
Pour la suite, lecteur, tu vois quel peut être ton espoir
Quom labor hic primus calami superaverit artem.
En considérant combien ce premier travail aura dépassé l’art de la plume
Deuxième édition
Hesperię quondam Germanus quosq. libellos
En Italie un Allemand a jadis apporté quelques
Abstulit. En plures ipse daturus adest.
livres. Et voilà qu’il est là pour en donner beaucoup d’autres.
Namq. vir ingenio mirandus & arte Ioannes
Car cet homme admirable par son génie et par son art, ce Jean,
Exscribi docuit clarius ęre libros.
Enseigna à retranscrire plus brillamment les livres grâce à l’airain.
Spira favet Venetiis: quarto nam mense peregit
Spire favorise Venise: car après quatre mois il a terminé
Hoc tercentenum bis Ciceronis opus.
Pour une deuxième fois cette œuvre de Cicéron à trois cents [exemplaires].
Derrière le maître-imprimeur et son frère (Johann et Wendelin v. Speier), nous repérons l’action d’un puissant réseau de négociants investisseurs actifs entre l’Allemagne et l’Italie (Johann v. Köln), bientôt aussi la France (en la personne de Nicolas Jenson). Venise s’imposera, à la fin du XVe siècle, comme le premier centre de production imprimée du monde, en concurrence avec Paris: environ 3500 éditions sont produites à Venise au XVe siècle, où Gedeon Borsa recense 271 imprimeurs ou libraires-imprimeurs en l’espace d’une génération (1468-1501) . 
© F Barbier
Ce puissant groupe de capitalistes négociants et de techniciens réussit aussi un «coup» remarquable sur le plan juridique, en faisant protéger ses investissements par un privilège d’exclusivité pour cinq ans, privilège obtenu du Sénat de la Sérénissime dès le 18 septembre 1469:
Inducta est in hanc nostram inclytam civitatem ars imprimendi libros, in diesque magis celebrior et frequentior fiet, per operam, studium et ingenium Magistri Johannis de Spira, qui ceteris aliis urbibus hanc nostram præelegit, ubi cum coniunge liberis et familia tota sua inhabitaret, exerceretque dictam artem librorum imprimendorum : iamque summa omnium commendatione impressit Epistolas Ciceronis et nobile opus Plini de Naturali historia in maximo numero, et pulcherrima litterarum forma, pergitque quotidie alia præclara volumina imprimere (…). Et quoniam tale inventum, ætatis nostræ peculiare et proprium, priscis illis omnino incognitum, omni favore et ope augendum atque favendum est, Domini Consiliarii ad humilem et devotam supplicationem prædicti Margistri Johannis (…) decreverunt (…) ut per annos quinque proxime futuros nemo omnino sit qui velit, possit, valeat audeatque exercere dictam artem imprimendorum librorum in hac inclyta civitate Venetiarum et districti suo nisi ipse Johannes…(3)
On devine très probablement, en arrière, le jeu des investisseurs. À la suite du siège de Mayence, les premiers compagnons de l'atelier de Gutenberg se sont dispersés. L'hypothèse serait celle selon laquelle, après avoir fait venir Johann v. Speier à Venise et  financé son installation, le réseau des associés a suffisamment d'entregent pour se garantir un véritable monopole.
La mort de Johann v. Speier, dès l’année suivante, rend malheureusement son privilège inopérant, dans le temps même où les responsables prennent probablement conscience de son caractère exorbitant: en effet, le monopole correspond plutôt à une pratique médiévale relevant le plus souvent de la contractualisation entre une collectivité publique et telle ou telle organisation professionnelle ou corporation. Bien au contraire, le fait que l’organisation des métiers du livre reste longtemps très lâche à Venise, au moins jusqu’à l’institution d’un arte spécifique, en 1567, constitue un facteur favorable à la multiplication des ateliers –mais il contribue aussi à la publication de titres d’une réalisation parfois médiocre.
Désormais, on n’accordera plus, à Venise, de privilèges assimilables à des monopoles, et l’installation de nouvelles presses sera libre. La protection éventuelle concernera chaque titre en particulier, ce qui permet de faire se rejoindre les intérêts des capitalistes et ceux de la collectivité politique. Pour autant, le fait que le privilège soit octroyé par les pouvoirs politiques limite bien évidemment son domaine d’application s’agissant de géographies comme celles de l’Italie ou de l’Allemagne, qui sont caractérisées par leur éclatement politique. Il n’en va évidemment pas de même dans les royaume plus vastes et mieux intégrés, au premier chef en France. 

1) Même si elle devient plus accessible à compter des années 1530, sous la direction de Pietro Bembo, elle ne sera réellement « ouverte » que pratiquement un siècle plus tard. L. Labowky, Bessarion’s library and the Biblioteca Marciana. Six early inventories, Roma, 1979.
2) La bibliographie sur la typographie vénitienne incunable est immense, depuis H. F. Brown, The Venetian printing press (London, 1891) et T. Dibdin, Early printers in the city of Venice (New York, etc.,) jusqu’aux travaux consacrés par Martin Lowry à Alde Manuce (trad. ital., Il Mondo di Aldo Manuzio: affari e cultura nella venezia del Rinascimento, Roma, 1984), et à Nicolas Jenson. 
3) «L’art d’imprimer des livres, de jour en jour plus célèbre et plus répandu, a été introduit dans notre illustre cité grâce au travail, à l’étude et à l’intelligence de maître Jean de Spire, qui préféra notre cité à toutes les autres pour s’y établir avec sa femme, ses enfants et toute sa famille, et y exercer ledit art d’imprimer des livres. Et déjà il imprima, à la parfaite recommandation de tous, les Lettres de Cicéron et le noble livre de Pline sur l’Histoire naturelle, en très grand tirage et avec la plus belle forme de caractères, et il continue tous les jours à imprimer d’autres livres particulièrement célèbres (…). Et puisque cette invention propre à notre époque et extraordinaire, absolument inconnue de tous ceux qui nous ont précédés, doit être développée et favorisée de toute l’aide et assistance possible, Messieurs les Conseillers décrétèrent, en réponse à l’humble et dévote supplique du susdit maître Jean (…) que, pour les cinq prochaines années, absolument personne ne puisse, veuille, essaie ou ose exercer ledit art d’imprimer des livres dans l’illustre cité des Vénitiens et dans ses territoires, sinon Jean lui-même».

samedi 9 juillet 2016

Au XVe siècle: fabriquer des livres... et les vendre

L’expansion rapide de la typographie en caractères mobiles dans les villes allemandes au cours de la seconde moitié du XVe siècle marque le temps d’une «révolution du livre» dans laquelle l’innovation touche tous les domaines. Revenons un moment sur la typologie de l'innovation.
Certes, la production imprimée prend une extension absolument inédite par rapport à ce qu’a pu être l’économie du manuscrit. Mais la mise au point de la technique a mobilisé des capitaux certainement importants: dans une logique qui s’apparente à celle du capital-risque (pensons au terme allemand de Aventur, que l'on retrouve en français dans la formule de la «grosse aventure»), les investisseurs financent la mise au point de techniques innovantes, pour l’exploitation desquelles ils exigent le secret et dont ils attendent des retours considérables. L’activité même de l’imprimerie supposera aussi de disposer d’un vaste crédit, pour la gravure et la fonte, ou pour l’achat des caractères typographiques, pour les livraisons de papier, pour le paiement des ouvriers, etc.
Les dépenses sont encore accrues pour des éditions spectaculaires, comme celle dont le Nurembergeois Koberger se fait une spécialité, avec la Bible allemande de 1483, avec surtout les Chroniques (Liber chronicarum) de 1493. Un des facteurs clés qui permet à des villes comme Nuremberg, Venise, Lyon ou encore Paris de s’imposer au premier plan dans la branche nouvelle d’activités réside précisément dans la disponibilité de capitaux considérables pour les investissements, auxquels on devra joindre la présence d’une clientèle nombreuse et parfois aisée, voire fortunée, et le contrôle sur des réseaux de commerce et de négoce étendus: les principaux acteurs jouent au niveau international, comme un Johannes de Colonia (Johann von Köln) entre la région rhénane et l’Italie (Gênes et Venise) à compter des années 1456.
Nous savons, bien sûr, depuis les travaux pionniers d’Henri-Jean Martin, que l’innovation concerne aussi la «mise en livre» elle-même – et on connaît le rôle essentiel d’un entrepreneur comme Koberger pour l’invention du «livre imprimé». Elle inclut aussi la mise en œuvre de politiques éditoriales différenciées, avec tout le travail de logistique que cette activité suppose, et celle de pratiques et de réseaux de diffusion permettant d’écouler la production et de faire circuler les valeurs en paiement. Bien entendu, des copistes et des revendeurs assuraient la diffusion du manuscrit auprès d’une certaine partie du lectorat potentiel (pensons à l'exemple de Haguenau), mais le changement d’échelle induit par le passage à l’imprimé suppose d’autres structures: c’est par rapport au marché que se conquiert le succès de la technique nouvelle, donc par la mise en place de nouvelles pratiques et de nouveaux systèmes de diffusion.
La souscription est connue dès la Bible à 42 lignes de 1455, tandis que les premiers «voyageurs» démarcheurs apparaissent dans la décennie 1470, et que des placards publicitaires commencent parallèlement à être imprimés, à Mayence ou encore à Augsbourg, en vue de leur diffusion. 
Catalogue de Peter Schoeffer, vers 1470 (BSB, Ink 207).
Le fait que les imprimeurs / éditeurs (pour employer la désignation moderne) diffusent eux-mêmes leur production est évidemment logique : la juxtaposition d’une imprimerie et d’un comptoir de «librairie» sur la gravure de la célébrissime Danse macabre des imprimeurs nous le confirme. Le fait que les éditeurs vendent eux-mêmes directement (à la clientèle de la ville et de la région) est aussi attendu, mais ils agissent en outre comme négociants «en gros», et disposent pour ce faire de réseaux de représentants et de revendeurs (Buchführer), qui se déploient au tournant des XVe-XVIe siècles.
Bientôt, ces revendeurs ne limiteront plus leur activité à un seul fonds éditorial, mais travaillent en commission pour plusieurs entrepreneurs. Dans cette conjoncture, les entrepreneurs les plus novateurs, comme un Peter Drach à Spire, établissent en outre des magasins de leurs éditions dans les villes les mieux placées sur le plan de la géographie de l’édition (Francfort, Leipzig, Cologne et Strasbourg). Le passage à la librairie de détail, au sens moderne du terme, n’est dès lors plus éloigné: encore resterait-il à définir les pratiques selon lesquelles le fonds d’un éditeur se trouvera proposé à la vente par un diffuseur donné. La spécialisation des firmes et l’organisation de la branche de la «librairie» selon les structures qu’elle conservera durant tout l’Ancien Régime et jusqu’au début du XIXe siècle date, globalement, de la première moitié du XVIe siècle. Et nous comprenons aussi l'erreur qui consiste à mesurer la pénétration de la civilisation du livre sur le seul critère de la localisation des presses typographiques...

samedi 2 juillet 2016

Congrès SHARP

Conférence internationale SHARP
Paris, 18 au 21 juillet 2016 
Les Langues du livre

La 24e Conférence annuelle de SHARP (Society for the History of Authorship, Reading and Publishing) se déroulera à Paris du 18 au 21 juillet 2016. Elle aura pour thème "Les Langues du livre" et fera se rencontrer étudiants, chercheurs et passionnés d'Histoire du livre venus du monde entier.
Les conférences plénières et ateliers (sur inscriptions payantes), présentation de projets numériques (ouverte à tous) ainsi que la majorité des événements proposés auront lieu à la Bibliothèque nationale de France (BnF) et à la Bibliothèque Universitaire des Langues et Civilisations (BULAC), institutions organisatrices de la Conférence avec le Comité Français International Bibliothèques et Documentation (CFIBD) et les enseignants-chercheurs de plusieurs établissements.
Des visites sont prévues dans d'autres lieux liés à l'histoire de l'imprimé à Paris et dans ses environs.
Communiqué par Marie Galvez (BnF). Le texte n'a pas été modifié par la rédaction.
www.sharpparis2016.com
Au Clementinum de Prague (© nkp.cz)
Bibliographie: Les Langues imprimées, dir. Frédéric Barbier, Genève, Librairie Droz, 2008 (Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, 2008, IV).